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V.F. et méta-chanson (Arnaud Fleurent-Didier - La Reproduction)

Publié le 19 décembre 2009 par Stéphane Kahn
PICT0039En 2004, attiré par une borne d’écoute ornée d’une pochette intrigante, je découvrais des bribes de Portrait du jeune homme en artiste, au casque, dans un grand magasin culturel bien connu des Champs-Elysées. L’auteur, Arnaud Fleurent-Didier, m’était totalement inconnu, mais les arrangements savants, luxueux et atypiques, les textes pétris d’ironie et de finesse, me parurent singulièrement familiers, comme si je les avais attendus depuis tout ce temps. L’album me marqua durablement. C’était, pour moi, le grand disque français succédant à Boire de Miossec et à Remué de Dominique A, l’un des plus importants de la décennie qui s’achève. Force est de constater pourtant qu’il est demeuré un secret bien gardé (voir le titre prophétique et prémédité Mon disque dort).
C’était malgré tout un objet précieux auquel je revenais souvent. Un trésor intime, un disque à soi (en soi) comme on a en a tous quelques-uns bien au chaud dans nos discothèques. D'Arnaud Fleurent-Didier, je ne savais rien. Au recto du livret, juste une discrète photo de lui, passant dans un reflet. Et puis aussi, sur Internet, ce cliché où il apparaissait, trônant en chanteur sur un vinyle posé négligemment dans une chambre d’adolescente. Une belle mise en scène évoquant tant les premiers courts de Jean-Luc Godard (Tous les garçons s’appellent Patrick par exemple) qu’Adieu Philippine ou Du côté d’Orouët de Jacques Rozier. Arnaud Fleurent-Didier, je ne l’ai jamais vu sur scène, jamais vu en interview, je crois bien même n’avoir rien lu sur lui. Il n’y avait que ces chansons. Cela suffisait. Pourtant, un ou deux albums déjà étaient sortis sous le nom de Notre-Dame, un autre avec Ema Derton, mais ce disque-là, si dense, si profond, si drôle et bouleversant à la fois, me contentait amplement…

Les choses ont changé depuis. C’est bien. C’est mieux. Le nouveau disque, depuis longtemps annoncé, sort le 4 janvier 2010 sur un gros label (Columbia). Sur le site d’Arnaud Fleurent-Didier (La Musique du film), on peut, depuis déjà quelque temps, commander le vinyle de La Reproduction. Et France Culture, qui ouvre ce nouveau disque en une admirable épopée de mots rugueux sur ce que ne nous lèguent pas nos parents, a été dévoilé dès cet été. On parle pas mal d’Arnaud Fleurent-Didier ces temps-ci. Des petits teasers dans Télérama, dans les Inrockuptibles, avant bien sûr que ceux-ci, alimentant le buzz naissant, en parlent plus précisément à la rentrée. On a même pu, il y a une semaine, mettre un visage, un vrai, sur ce mystérieux chanteur puisqu’il fut invité dans Taratata (eh oui… voir ici et là) pour y interpréter ce nouveau titre où des cordes que l’on croirait arrangées par Jean-Claude Vannier se mesurent à un sombre talk-over qui n’est pas sans évoquer la noirceur de Mendelson et les textes de Pascal Bouaziz…

Cet aspect-là n’est pourtant pas forcément le plus saillant sur le nouvel album, l’acrimonie revenant surtout en ouverture de face B, avec le superbe Ne sois pas trop exigeant. Car à côté de ces bouffées noires et acides, La reproduction est un disque de chansons, un vrai. L’affirmation fait écho à la profession de foi parue il y a plus de dix ans sur le deuxième album de Notre-Dame sous le titre annonciateur de Chanson française. Pas de la pop, pas du rock, pas de la folk, pas de l’électro (même s’il façonne quasiment seul ses disques dans son home-studio). Non, Arnaud Fleurent-Didier n’a pas besoin d’alibi. Il assume. Il sera difficile, face à certains contradicteurs, de sauver la face en affirmant sereinement que c’est de la pop, ce fourre-tout où l’on range parfois prudemment nos préférences hexagonales. Car c’est bien de variété et de chanson que l’on cause ici, de celle que l’on boude souvent sur les blogs et les sites étiquetés "rock"… C’est normal. Arnaud Fleurent-Didier tutoie parfois les limites, le grotesque ou le kitsch, mais il se rétablit toujours grâce à une prodigieuse idée instrumentale ou grâce à une formule, une phrase renversant tête-bêche l’apparente légèreté de la forme. Pas de second degré ici, pas de connivence facile à coups de clins d'œil ou de name-dropping (du moins il ne s'en contente pas), juste une très haute idée de ce que peut (doit) être la chanson.  À savoir, pas juste un texte bien troussé (ce en quoi excellent – qu'on les aime ou non – certains de ses confrères) mais un vrai ensemble où la musique et les arrangements restent toujours au premier plan, ne sont jamais prétexte à littérature (il sera en cela toujours plus proche d'un Julien Baer que d'un Vincent Delerm).

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Tout cela paraît évident mais c’est en tout cas quelque chose de suffisamment rare pour que l’on se dise qu’Arnaud Fleurent-Didier incarne là une sorte de chaînon manquant entre Polnareff (sa tessiture de voix bien sûr, L’origine du monde évoquant  assez nettement, sur le nouvel album, Qui a tué Grand-Maman), Ferré (souvent), Mendelson (on en parlait), Gainsbourg (sporadiquement) et Michel Legrand. Et puis Jacques Demy forcément car en écoutant, sur Chansons françaises de Notre-Dame, Les Chemins de fer (une désuette histoire de départ au service militaire), on croit bel et bien voir s’agiter les marins peuplant Lola ou Les demoiselles de Rochefort.

Il y a donc un peu de tout ça dans ces trois disques, sans que jamais les références ne soient écrasantes (on ne peut le limiter à l'une d'elles, c'est toute sa force). Mais il y a aussi les trucs qui fâchent (ou, au mieux, font sourire) et que l’on ne peut taire car on sait que les détracteurs vont bientôt dégoupiller les arguments qui tuent : des choses un peu plus inattendues, donc, un peu moins nobles, un peu honteuses (ainsi, oui, j’avoue, je n’ai pu, en écoutant le début de Risotto aux courgettes – ce titre ! – m’empêcher de penser à Il était une fois...).

Assez idéalement, pourtant, les disques d’Arnaud Fleurent-Didier évoquent ce qu’aurait pu devenir la discographie d’un Michel Polnareff si celui-ci avait été fin lettré, épris de films de la Nouvelle Vague, et si le mauvais goût n’avait fini, dès la moitié des années 70, par le terrasser… Si le  deuxième disque de Notre-Dame, découvert il y a peu, lorgnait parfois, avec ses duos homme/femme, vers le Katerine première manière, force est de constater que l’écriture s’est considérablement émancipée et affinée depuis (sans parler de la voix d'AFD). Rétrospectivement, on mesure donc comme Portrait du jeune homme en artiste fut vraiment le point de basculement où le chanteur a trouvé son style propre entre humour acerbe (À l’ombre des jeunes filles en pleurs), noirceur manifeste (Vivre autrement), méta-chanson (Rock Critique, Mon disque dort) et finesse extrême dans la peinture des sentiments (Le XXIe arrondissement de Paris, Retrouvailles sans rendez-vous).

Aujourd'hui, si l’humour pince sans rire s’y installe durablement (Je vais au cinéma, My Space Oddity), si le chanteur continue assez admirablement de parler de son art, de l’écriture et de ce qui la nourrit (Reproductions, un des sommets de l’album avec son groove et sa ligne de basse imparable), la tendresse qui affleure est un peu le point faible du nouveau disque, principalement sur l’ultime morceau, Si on se dit pas tout, déclaration au père, sans doute un peu trop premier degré, un peu trop sentimentale, pour convaincre vraiment. Pas grave. Si La Reproduction n’est pas le chef-d’œuvre attendu, peu ici peuvent s’enorgueillir de jongler si habilement avec les canons d’un genre traînant force boulets et de tirer d’ingrédients  musicaux parfois triviaux les mets les plus succulents. La Reproduction n’est pas un chef-d’œuvre donc, juste un disque fabuleux, complètement à part, ailleurs, loin, très loin d'une inexistante concurrence. Et ne vous en déplaise, il se paye le luxe de nous faire aimer (à nouveau ?) la variété française...


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