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La voix sur le divan: psychanalyse de l'art lyrique

Publié le 09 avril 2012 par Podcastjournal @Podcast_Journal
PLAN DU SITE Abonnez-vous à nos flux par rubriques! Recherche d'évènements à venir dans l'agenda interactif La célèbre cantatrice Maria Callas nommait un jour les trois opéras dont elle aimait "passionnément" incarner les rôles-titres: "Norma" de Bellini, "Tosca" de Puccini et "La Traviata" de Verdi. Invitée par le journaliste à préciser les raisons de cette sélection, la diva répondit simplement qu’elle s’identifiait à ces trois femmes par la puissance de leur engagement et par la dimension tragique de leur destinée. Dans ces trois œuvres en effet, toutes meurent dans une scène finale, victimes expiatoires sinon rédemptrices d’une transgression liée à la jouissance qui les dépasse: la prêtresse Norma trahit son serment de virginité, la Comtesse Tosca assassine un tyran par amour, Violetta s’abîme dans les festivités par crainte de l’attachement affectif.

De l’aria pour soprano à la chanson de variété, un même mécanisme: on se souvient d’autant plus d’une mélodie qu’elle authentifie, matérialise et conserve la représentation d’un affect lié au souvenir d’une personne aimée. Entre l’inconscient et la voix, une relation fascinante et énigmatique que la psychanalyse, contrairement à la pulsion scopique, a souvent traitée de manière marginale si l’on excepte les importantes contributions de Paul-Laurent Assoun, celle d’Alain Didier-Weill tout comme celle de Jean-Claude Maleval.

D’où le grand intérêt de lire le dernier ouvrage du psychanalyste et dramaturge Jean-Michel Vives récemment paru chez Aubier Psychanalyse. Une étude fouillée et néanmoins accessible au néophyte dont l’introduction n’hésite pas à mentionner les progrès réalisés par les travaux neuro-scientifiques du Professeur Murray sur le traitement de la voix: le fait que différentes régions cervicales "travaillent ensemble pour identifier les sons" invite à penser que "le cerveau reconnaît les voix aussi vite que les visages". A l’instar des secondes, les premières sont donc aussi le lieu d’un "investissement prioritaire et particulier". Une voix dont le sujet n’est pas seulement "producteur" mais "produit" en référence à un "appel premier", probablement maternel et qui ferait retour dans l’audition lyrique.

La "Chose" freudienne, le Das Ding primaire repris par Lacan dans son séminaire sur "l’Éthique de la psychanalyse" serait cet "objet absolu du désir", radicalement perdu lorsque l’Infans entre dans le langage. Selon l’auteur, les aigus des castrats dans la musique sacrée, les mélodies lyriques voire la musique techno provoquent ces "retrouvailles" avec force "larmes et plaisir intense". Au point orgasmique, le höhepunkt de cette écoute à même d'être, selon Lacan, "la plus proche de l’expérience de l’inconscient", le désir viendrait se confondre avec son objet: il s’y conjoindrait. D’où ce moment d’extase partagée entre l’artiste lyrique et le mélomane. Le professeur de psychopathologie clinique à l’Université de Nice retrace d’ailleurs avec intelligence cette évolution ambiguë de la musique au langage sous la forme d’allers et retours, de valses-hésitations furtives entre jouissance vocale et sens du texte: prima le parole e poi la musica ou l’inverse comme le titrait un opéra d’Antonio Salieri ?

Une ambivalence à laquelle n’échappe pas la musique sacrée: l’utilisation de la voix du castrat mise au service du projet politique de l’église visant la "séduction sonore du fidèle dépassa de beaucoup toutes ses espérances". Un castrat qui se fiche de la différence des sexes, incarne un "au-delà de la castration". Une situation que l’auteur résume d’une formule saisissante: la voix est ici "logocauste". A l’abbaye bénédictine de Solesmes, comme dans beaucoup d’autres monastères soumis aux règles du silence intérieur, les repas sont accompagnés de lectures de l’actualité ou de récits bibliques entièrement psalmodiées: subtil équilibre pour charmer tout en instruisant. Le réel du langage hors les murs ne doit pas faire irruption. Pour être investie et ne pas rester lettre morte, la loi, précise Jean-Michel Vives, doit être "secondée par un enjeu de jouissance": pas de loi sans voix ! Mais pas de voix sans loi non plus à l’image du schofar, cet instrument de la liturgie judaïque que l’auteur assimile à l’assassinat du père primordial et dont le son serait le reliquat musical: celui du cri ultime comme celui de la jouissance vindicative des frères.

Avec l’opéra, la voix "rompt les amarres de la signification" notamment dans les registres aigus: la "vocalise dissout le sens sous des cascades d’éclats de voix". L’histoire de l’opéra serait cette "dynamique jamais pacifiée entre voilement et dévoilement de La Chose", entre l’aria et le cri. Sur ce point, on pourrait objecter à Jean-Michel Vives le fait que les compositeurs et les librettistes écrivaient des œuvres lyriques en pensant prioritairement aux voix susceptibles de les interpréter. Et que la sensualité des textes s’exprime davantage lorsqu’elle plus supportée par un timbre mélodieux que par une tessiture étendue.

On regrettera aussi que cette passionnante étude passe, si l’on ose dire, sous silence, un point central du rapport de la psychanalyse à la voix: le ratage. Comment en effet comprendre qu’une soprano ou une mezzo réussisse "techniquement" une note aiguë sans que celle-ci ne suscite la moindre émotion? Que nombre de ces artistes lyriques, sous doute mus par les impératifs commerciaux se réfugient dans la technique vocale par peur d’exprimer justement des émotions qui les débordent ou les déstabilisent? "Aujourd’hui, me confiait un jour à l’Opéra de Nice un agent artistique, avec 22.000 artistes lyriques répertoriés dans le monde, on privilégie la technique à l’émotion car la compétition est devenue implacable". "On sélectionne même les voix par Internet, c’est dire".

Sur ce sujet, Jean-Michel Vives aurait pu utilement s’inspirer des réflexions pertinentes de Peter K. Elkus (The telling of our truths: the magic in great musical performance, disponible sur ce lien. Du Teatro Colon de Buenos Aires au Théâtre des Champs Élysée de Paris en passant par la Hochschule für Musik de Vienne ou Monaco, ses trente années d’expérience de professeur de chant -et d’accompagnateur à la ville comme sur scène de la célèbre mezzo-soprano du MET de New York Frederica Von Stade- lui permettent d’éclairer les raisons de la "plainte vocale" de l’adulte qui vient remplacer l’indicible de l’enfance. "Souvent, explique le professeur américain dans son ouvrage, j’ai entendu des artistes stopper net à la dernière note ou ne pas fournir toute la dimension requise par celle-ci". Il ne s’agit pas seulement de puissance vocale mais bien d’un rapport à l’ultime et à la chute: "s’ils finissent leur couplet, ils perdent tout espoir". Le cri de la jouissance évoqué par Jean-Michel Vives peut aussi se transformer en note rengorgée, noyée. Ou simplement tue. Le Podcast Journal, en partenariat avec Radio Fil, vous propose cette émission musicale "33/45... Podcast (53.42 Mo) Quels rapports inconscients entre la voix, le chant et la psyché? De l’époque des castrats à l... Podcast (2.69 Mo)

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