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Crise de mots

Publié le 07 novembre 2013 par Rolandlabregere

C’est un petit livre rare d’une extrême finesse et d’une résonnance singulière .On doit de croiser cet ouvrage où la part intime est une dimension d’un engagement à l’évidente intention de partage d’un libraire obstiné et professionnel. Les libraires obstinés et professionnels sont en voie de disparition. Il faut alors d’autant mieux honorer ceux qui, au jour le jour, prennent des risques pour faire vivre un livre que les confrères ignorent sans excuse. Les premiers méritent de prospérer, les autres deviendront magasiniers dans une grande enseigne de vente en ligne. Dénicher ce livre sur la table du libraire revient au mérite des éditions du Sandre qui proposent un surprenant catalogue d’ouvrages inédits de littérature et de philosophie qui relèvent de l’avant-garde et de la pensée libertaire. Les éditeurs obstinés et professionnels sont en voie de disparition. Il faut souligner la vertu de ceux qui prennent des risques quand bien des confrères se laissent aller à la facilité. Les premiers savent ce que parler veut dire et connaissent la nécessité de faire écho à un discours critique « sur la situation du langage dans la société actuelle ». Les autres flairent les bons tirages. Un jour, ils seront franchisés.

L’auteur, Daniel Blanchard a été compagnon de route de « l’aventure collective » (p. 12) du groupe Socialisme ou barbarie fondé par Claude Lefort et Cornélius Castoriadis. Ce groupe, né d’une des nombreuses scissions du trotskisme français, s’est construit sur une rupture avec ce mouvement révolutionnaire, fondée sur la reconnaissance du caractère totalitaire de l’Union soviétique. Le délitement du groupe Socialisme ou barbarie ouvre la voie à une réflexion personnelle intense. L’orientation théorique du groupe fait naître « malaise et frustration » dont l’auteur analyse le sens dans le chapitre d’ouverture du livre.

On est présent au monde par les mots. Quand les mots manquent, quand les mots perdent le sens, « c'est-à-dire ce pouvoir dynamique de découvrir et d’éprouver la réalité, à la fois pour nous-mêmes et pour autrui », la personne connaît les douleurs d’une crise. Quand la parole se dissout, quand le paysage familier ne vient plus parler à celui qui tant de fois l’a contemplé, la crise de mots s’installe. Elle se marque par le fait que « les mots des retrouvailles ne […] viennent pas » et laissent l’auteur « muet  en lui-même », « absent ». (p. 19). La crise de mots offre à l’auteur la possibilité d’examiner de manière critique son engagement au sein du groupe Socialisme ou barbarie. Elle n’est pas un événement anodin. Elle éclaire « le lien problématique qui unit le discours théorique à la parole singulière et les conditions qui font qu’un discours, ou un simple propos, se trouve animé d’une véritable vertu critique ». (p. 28). L’auteur prend acte de l’incapacité de Socialisme ou barbarie à changer le cours des choses par la démarche de rupture. Dès lors, l’auteur qui a pris à un moment ses distances avec Castoriadis pose la question du lien entre l’action et le discours qui enferme « dans l’illusion de tenir un discours, de l’adresser aux autres, alors que nous n’en faisions que le simulacre ». (p.35). L’échec du projet de Socialisme ou barbarie oblige à interroger le contenu et les finalités mêmes du discours politique resté sans prise sur la société française d’alors. L’opulence langagière des uns met en évidence le mutisme des autres. L’auteur entrevoit les dérives potentielles de la parole qui tourne à vide, de la spéculation en surplomb, « ce rêve de penseur démiurgique d’une structure autoportante de concepts, qui s’articulent tout seuls, que plus personne n’a besoin d’énoncer pour qu’ils s’imposent comme connaissance et vérité ». (p. 37). Et l’auteur de poser la seule question qui vaille pour tout acteur qui revendique d’user des mots pour aller et venir entre concept et parole : « Comment un discours pourrait-il porter, porter jusqu’à autrui, s’il n’est porté par personne ? ». Se remettre de la crise de mots, l’oublier, faire comme si… sont encore des illusions. « On ne sort pas de la crise de mots », affirme l’auteur. (p. 43). La parole et l’expérience font souffler « le vent de la pensée », expression imagée que l’auteur reprend d’Hannah Arendt. La crise de mots est alors bénéfique à celui qui d’abord la subit. Elle maintient en effet, « une conscience,-  la  faculté de juger- » et met chacun devant l’enjeu « de s’opposer à la substitution du machinique au social – pour survivre ». ( p. 46).

Le chapitre Dead end ?, longue conclusion où l’auteur mobilise des éléments biographiques prend acte de « l’amputation opérée sur le langage humain », processus décrit au chapitre précédent. Le constat est sans appel : la société moderne fonctionne par le mensonge. L’essai devient souvenir intime : c’est le mot barbarie qui porte les significations que l’auteur « soumis à un pouvoir de fascination horrifiante » (p. 175), dans la trace « d’un recoin d’enfance », associe au mot juif, au cœur de la Seconde guerre mondiale, pour construire une connaissance refusée par les adultes. Le langage permet l’élucidation du monde. L’enfant sait tout de la barbarie nazie par l’agglutination des significations multiples attachées aux mots. La vérité ultérieure confirme la connaissance pressentie. Celle-ci, volontaire et dynamique, est à l’opposé de l’attitude « de refoulement, d’aveuglement, de dénégation » à l’œuvre durant les années 1940-1945. Se référant au livre de Primo Lévi, Daniel Blanchard rappelle qu’il a fallu une décennie « pour que le passé puisse nous atteindre » (p. 179) et qu’il fut difficile aux sociétés victorieuses d’admettre « le caractère unique, insoutenable de la Shoah, et ignoré, comme on ignore un indésirable, un intrus, les Juifs qui y avaient survécu, en les confondant avec tous les autres prisonniers et déportés, militaires ou résistants ». (p. 178). Mettre en mots la Shoah, la raconter, s’est avéré impossible. Blanchard reprend alors Robert Antelme qui utilise le nous, plus communautaire que la référence personnelle : « à peine commencions-nous à raconter, que nous suffoquions. A nous-mêmes ce que nous avions à dire commençait alors à nous paraître inimaginable ». (p. 185). L’expérience insurmontable génère la crise de mots comme capacité critique « parce que les mots touchent, ou sont, ce qu’il y a de plus vif en nous ». (p. 43). Tel le mot Auschwitz que l’auteur prend comme « symbole de l’absolu de l’horreur » (p. 189), de la catastrophe qui n’est décrite par aucun témoignage parce qu’aucun survivant ne peut témoigner. Le chemin ouvert par d’autres essayistes inspire l’auteur pour voir en Auschwitz le point de départ d’une modernité nouvelle caractérisée par la banalisation des persécutions et des souffrances infligées à autrui qui interrogent « la survie de l’humain en chacun de nous ». (p. 196). Constatant l’installation d’une société capitaliste dévouée à la marchandise triomphante mais néanmoins « hostile aux besoins humains comme aux exigences de la nature » (p. 197), il pose la question des issues possibles tant le monde contemporain semble devenu, au filtre de ses analyses acérées, « l’usine, dont le Lager avait été la préfiguration de laboratoire simpliste et brutale où se fabrique cet homme parfait, au sens de l’insecte parfait, cet homme post-historique dont le cauchemar hantait Lewis Mumford ».(p. 198). Le rapprochement avec l’essai de Charles Patterson, (Eternel Treblinka : la façon dont nous traitons les animaux et l'Holocauste, Calmann-Levy, 2002) dont la deuxième partie met en exergue une citation du philosophe Theodor Adorno : « Auschwitz commence lorsque quelqu'un regarde un abattoir et se dit : ce ne sont que des animaux » s’impose au lecteur qui a découvert les points communs de la mise à mort industrialisée des animaux avec la solution finale imaginée par les nazis. Les dernières pages du chapitre apportent une lecture de la société de consommation dont la critique, dit l’auteur, « s’avère vaine » (p.201) en raison de la recherche du plaisir par le consommateur. Il n’empêche que Daniel Blanchard, au prisme d’une langue habilement ajustée et subtilement ciselée, à la puissance toute situationniste, déconstruit la démesure de la « socialité de la consommation » (p. 205) organisée dans la séduction. Société de séduction, société de l’illusion, semble dire Blanchard qui multiplie les allusions et les exemples pour éclairer une thèse que Jean Baudrillard, en son temps, avait lui aussi explorée. La séduction masque le réel. Pour cette raison, « il y a lieu de se méfier des mots, de la profondeur inattendue de la réalité qu’ils peuvent déceler et surtout de ce qu’ils risquent de révéler de vous-mêmes ». (p. 207). L’auteur clôt son texte, qu’il considère « comme une balle traçante, [...] afin de trouer d’une lueur étroite et éphémère les ténèbres qui m’entourent aujourd’hui ». (p. 218). Encore une affaire de mots, ces mots de crise que l’auteur, à aucun moment, ne transforme en crise des mots.

Crise de mots se découvre comme un essai d’une rare originalité. L’auteur revendique avec une franche humilité cette désignation catégorielle non pas « parce qu’il relèverait du genre littéraire ainsi nommé » mais en ne s’autorisant aucune certitude. En effet, un essai donne à voir une expérience, nécessairement « partielle » mais surtout « partiale » qui invite à l’échange. Le « je » s’impose pour que ce texte n’en soit pas réduit « à rester clos » et que d’autres voix lui répondent ». (p. 163). L’ouvrage traverse le champ de la vie quotidienne de tous par le biais de la marchandisation et de la domination. Fermer le livre, c’est immédiatement s’ouvrir aux questionnements qu’il propose et entrer dans une crise de mots toute personnelle « parce que les mots touchent, ou sont, ce qu’il y a de plus vif en nous ». (p. 43). Le livre met en lien l’intime tiré du parcours de l’auteur au discours théorique du groupe Socialisme ou barbarie. Une thèse servie par une langue qui navigue entre poésie et revendication. La langue, qui permet l’expérience, la rencontre et la revendication est bien « l’une des matrices les plus fécondes d’une conscience sociale ». (p.92). Autrefois, Léo Ferré nous avait appris que les « plus beaux chants sont les chants de revendications ». L’auteur nous invite à « trouver, articuler les mots de sa souffrance, de son angoisse, ceux aussi de son indignation, de sa révolte, se refonder sur une parole qui soit sienne ». Les plus beaux chants…

Daniel Blanchard, Crise de mots, éditions du Sandre, Paris, 2012.


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