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El Greco vaut bien deux Messes : Alonso Lobo par La Grande Chapelle

Publié le 10 avril 2014 par Jeanchristophepucek
El Greco Vue de Tolède c.1597

Doménikos Theotokópoulos, dit El Greco (Héraklion, 1541-Tolède, 1614),
Vue de Tolède, c.1597
Huile sur toile, 121,3 x 108,6 cm, New York, Metropolitan Museum of Art
[image en très haute définition ici]

Lentement mais sûrement, le nom de La Grande Chapelle commence à être de mieux en mieux connu, si ce n'est encore du grand public, du moins des amateurs de musique ancienne. L'ensemble, fondé par Ángel Recasens en 2005 et repris, à la mort de ce dernier en 2007, par son fils Albert, musicien et musicologue, se concentre essentiellement sur le répertoire ibérique du XVIe au XVIIIe siècle, avec une inclination assez marquée pour la musique sacrée. En 2012, il a publié, en avant-courrier de l'année commémorant le quadricentenaire de la disparition d'El Greco, un programme absolument remarquable intitulé La fiesta de Pascua en Piazza Navona, sur lequel je m'autorise à revenir mais dont vous pouvez consulter une critique, à laquelle je souscris, sur le site Forum Opéra, qui évoquait, entre autres au travers de pièces de Tomás Luis de Victoria, les années italiennes du peintre. C'est aujourd'hui à Tolède, où il fut actif de 1577 à sa mort, que La Grande Chapelle nous entraîne, avec un disque proposant deux messes, dont une inédite, d'Alonso Lobo.

Son souvenir survit essentiellement aujourd'hui grâce au magnifique motet Versa est in luctum, écrit pour les funérailles de Philippe II en 1598, mais il fut un des compositeurs les plus renommés de son temps. Ainsi que nous allons le voir, il n'a pas la biographie aventureuse de certains de ses confrères, comme son maître Francisco Guerrero dont il fut l'assistant et dont il utilisa le matériau mélodique des motets Prudentes virgines et Beata Dei genitrix pour construire les deux messes enregistrées ici. Né en 1555 à Osuna, il fut admis comme choriste à la cathédrale de Séville en 1566. Licencié de l’université de sa ville natale, il devint secrétaire (1581) puis chanoine (1586) de sa Collégiale avant de retourner assister Guerrero à Séville de 1591 à 1593. Les onze années qui suivirent furent tolédanes, Lobo assumant les fonctions de maître de chapelle à la cathédrale, une charge qui lui valut reconnaissance et fortune, puis il revint à Séville en faussant littéralement compagnie aux autorités de Tolède, leur demandant un congé dont il « oublia » de rentrer. Les documents sont peu loquaces sur ce que fut sa vie, en dehors des tâches inhérentes à ses fonctions de maître de chapelle, de 1604 au 5 avril 1617,

El Greco La Vierge Marie c.1597
date de sa mort, si ce n'est qu'il fit un voyage à Cordoue en 1615 et que les deux dernières années de sa vie furent assombries par des problèmes de santé qui conduisirent le chapitre sévillan à lui trouver un remplaçant dès 1616.

Les deux messes formant l'essentiel de ce programme qui donne, très intelligemment, à entendre en préambule le motet leur servant de source d'inspiration et de trame, apparaissent dans le Liber primus missarum publié en 1602 à Madrid, dont le titre laissait supposer une suite qui ne vint jamais. Comme la majorité des messes-parodies, elles peuvent se lire à la fois comme un hommage et une volonté de rivaliser avec leur modèle — il n'est donc guère surprenant que Lobo ait choisi de se tourner vers Guerrero dont il était, en quelque sorte, le successeur naturel après en avoir été l'élève. La Missa « Prudentes virgines » à 5 voix est une œuvre complexe, dans laquelle le compositeur a semé des indications volontairement obscures et souvent inspirées des Écritures pour guider l'exécution de parties que l'interprète doit déduire de celles notées, procédé alors passé de mode mais qui attestait néanmoins du haut degré de maîtrise atteint par l'auteur. Plus concise, la Missa « Beata Dei genitrix » à 6 voix délaisse ces vertiges spéculatifs pour faire le choix d'une plus grande sensualité et, peut-être, d'une certaine modernité caractérisée par une recherche accrue d'expressivité dont atteste l'usage de suspensions et de dissonances parfois très franches. D'une certaine façon, même si les choses sont moins tranchées que cela, cette dernière messe appartient déjà, par bien des points, au premier XVIIe siècle, tandis que l'autre se place dans une esthétique renaissante où passe parfois le souvenir d'un savant musicien comme Ockeghem († 1497), la présence concomitante de deux œuvres aux ambitions différentes dans le même recueil contribuant à montrer la capacité du maître à composer dans des styles variés.

L'interprétation que livre La Grande Chapelle de ce programme exigeant est, sur bien des points, excellente et confirme le très haut niveau atteint par cet ensemble. Le choix qui a été fait de confier l'exécution à un chanteur par partie, sans instruments autre que l'orgue – qui intervient d'ailleurs uniquement dans les œuvres à 6 voix –, permet de goûter pleinement aux élaborations polyphoniques de Lobo, d'autant mieux que la netteté des lignes vocales et de l'articulation, un des grands atouts de ce disque, est parfaitement mise en valeur par une prise de son qui a su trouver l'équilibre optimal entre proximité et ampleur acoustique. Un des autres points remarquables de cette lecture est sans nul doute que le chef n'a surtout pas cherché à lisser les timbres,

Albert Recasens Sofia Menendez
chacun conservant la saveur qui lui est propre, jusque parfois dans quelques particularités de la prononciation du latin, tout en préservant une parfaite cohérence d'ensemble ; ces minimes aspérités, loin de desservir le propos global, lui apportent un indéniable supplément de vie, loin de ces interprétations tellement étales qu'elles en deviennent, sur la longueur, terriblement ennuyeuses. Ici, et c'est ce qui distingue cette réalisation de tant d'autres, certaines d'une componction convenue, d'autres artificielles à force d'effets de manche, le choix a été fait de ne rien surligner mais de donner à chaque moment son juste poids, en adoptant une pulsation qui dynamise merveilleusement la musique sans la bousculer, en sachant ralentir imperceptiblement le pas pour laisser respirer un accord ou percer une dissonance, et tout semble avoir été minutieusement réfléchi pour offrir ensuite autant de liberté et de naturel que possible. Le résultat est totalement convaincant et chaque nouvelle écoute rend ce disque un peu plus attachant.

Je vous le conseille donc sans hésiter, d'autant plus qu'il est proposé avec un soin éditorial exemplaire, ce qui n'est pas si fréquent, notamment un livret très complet avec bibliographie, mention des sources musicales et iconographiques utilisées. El Greco vaut bien ces deux messes et ces deux motets, tout comme Lobo et Guerrero ont trouvé, avec les musiciens de La Grande Chapelle, des serviteurs de grand talent dont on va continuer à suivre les propositions et l'évolution avec beaucoup d'intérêt.

Alonso Lobo Misas Prudentes virgines & Beata Dei genitrix L
Alonso Lobo (1555-1617), Missa « Prudentes virgines » à 5, Missa « Beata Dei genitrix » à 6, Francisco Guerrero (1528-1599), motets Prudentes virgines à 5 et Beata Dei genitrix à 6

La Grande Chapelle
Albert Recasens, direction

incontournable passee des arts
1 CD [durée totale : 60'57"] Lauda LAU013. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Missa « Beata Dei genitrix » : Credo

2. Missa « Prudentes virgines » : Agnus Dei

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

Alonso Lobo : Misas Prudentes Virgines & Beata Dei genitrix | Francisco Guerrero par Albert Recasens

Illustrations complémentaires :

Doménikos Theotokópoulos, dit El Greco (Héraklion, 1541-Tolède, 1614), La Vierge Marie, c.1597. Huile sur toile, 52 x 41 cm, Madrid, Museo nacional del Prado [image en très haute définition ici]

La photographie d'Albert Recasens est de Sofía Menéndez, tirée du site Internet de La Grande Chapelle.


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