Magazine Poésie

Interview retrouvée

Par Gerard

Je retrouve (sur une clef perdue) une vieille interview, sans doute de 2010. Pour ne pas la perdre à nouveau, comme je fais de nombreux textes, je la colle ici. Elle vaut ce qu'elle vaut. Je l'ai un peu complétée. Pièce égarée de l'Atelier.


Kenneth White

Lorsque j’étais étudiant (un étudiant en rupture de ban, dilettante, plus souvent sur les routes qu’à l’université), je voyais Kenneth White comme le dernier des loups des steppes en matière littéraire. C’était un solide marcheur, venu d’ailleurs (L’Écosse), un érudit méthodique à l’ancienne portant des univers épars (L’Asie, l’Amérique, le Grand Nord), grand admirateur comme moi de Whitman, Thoreau, Kerouac. À la Sorbonne il donnait même un cours sur Gary Snyder (le Japhy Rider des Clochards célestes), je croyais rêver ! Son énergie mentale était communicative. Un grand bonhomme. Qui plus est reconnu par des André Breton, des René Char, encore des références communes.

Le compagnonnage de Ken m’a conforté dans une certaine radicalité (enjouée, bien que sans illusions), et plus que tout dans la volonté de poursuivre mes explorations cannibales, mais de façon sans doute plus méthodique. La certitude aussi qu’il ne faut jamais séparer l’art et la vie ; qu’une pratique quelle qu’elle soit, l’écriture ou la lecture par exemple, ne compte pas si elle n’est rattachée à un contexte plus vaste. Et puis une « pensée du mouvant », comme dirait Bergson, qui est chez moi omniprésente — par le corps et l’esprit. Ne plus être ligoté : mais savoir à quoi nous sommes liés, reliés, déliés en permanence. Pour moi Ken est un peu le chaînon manquant entre la littérature américaine (peu prisée à l’époque, les années 80) et la littérature française. Le sauvage des grands espaces allié à une certaine rigueur littéraire à la française. Quand je l’ai connu il n’était pas dans la critique, bien que certains média aient décidé de le tenir à l’écart : sa simple pratique d’artiste renvoie en permanence tout le cirque littéraire à sa propre vacuité : les vétilleux formalistes sans chair, les éternels hagiographes d’eux-mêmes, etc. Il n’y a qu’à lire du White pour entendre les murs des étroitesses à la française se lézarder ; revient l’hybride, le dionysiaque. Nous avons fait quelques interviews ensemble, quelques papiers pour des revues, des enregistrements pour des radios. Et puis les Cahiers de Géopoétique, en effet. Son œuvre, polymorphe (essais, récits, poèmes, livres d’artiste, lectures), considérable, est certainement l’un des grands moments littéraires de notre époque (Avec d’autres bien sûr : Butor. Glissant). On doit pouvoir tout faire repartir d’elle. Les esprits alertes devraient s’y essayer.

Jacques Réda

En fait, j’envoyais mes textes par la poste au rédacteur en chef de la NRF, sans savoir qui il était : mon côté ignare échevelé. Jacques Réda fut sensible à un certain tremblement dans le langage, à la recherche d’un certain écart tel qu’il s’en manifeste parfois dans mon écriture. Il n’a cessé de me prodiguer des encouragements à poursuivre – il a lui-même défendu mon recueil de récits de voyage, en vain, devant le Comité de Lecture de la grande maison. Lorsque Jacques Réda a quitté la NRF, j’ai cessé de collaborer à la revue. Pas vraiment délibérément ; juste comme ça. En une sorte de fidélité.

« Après la Shoah »

Mon premier livre fut un livre de commande et de hasard : « Après la Shoah ». À l’origine il y a un article publié dans Le Monde, qui semble avoir agité pas mal de gens, que j’avais écris par réaction épidermique contre ce ballot de Claude Lanzmann. J’avais un peu renoncé au roman, et le « récit de voyage » me semblait dans une complète impasse. Mon premier livre fut donc, contre toute attente, un essai. Une thèse « fonctionnaliste » (comment l’effet de système entraîne en bonne part la logique génocidaire), utilisant notamment les thèses de Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité (l’expérience de Milgram sur la soumission librement consentie est décrite dans le film « I comme Icare », avec Yves Montand) et la critique de la technique (Ecole de Francfort). Avec en filigrane ce qui va servir de sous-bassement à toute ma démarche littéraire que j’ai résumé dans la formule suivante : « Depuis Auschwitz, la question centrale devrait être : que faut-il ajouter à la culture pour qu’elle devienne conscience ? ». Il me fallait passer par ce travail pour déblayer mon lieu de parole et commencer par ce qui me semblait être le bon commencement.

« La Tentation des dehors »

La Tentation des dehors, pour le coup, est vraiment ma table d’orientation littéraire. Reconsidérant la question de l’altérité à l’aune de mon premier essai, il s’agit de faire la somme des faillites de l’humanisme occidental et de proposer une sortie hors de l’ethnocentrisme, hors même de l’anthropocentrisme : « En perdant la certitude du contrôle absolu de la raison sur le monde, l’esprit s’est remis à rêver ; et la terre est désormais le lieu ultime de ce rêve ». La Tentation est aussi une sorte de manuel de survie dans un monde littéraire hostile ! Le livre condense un certain nombre d’expériences pour nous permettre de sortir des cadres mentaux étriqués que l’on nous propose habituellement sous l’appellation aussi pompeuse que fallacieuse de « culture ».

Post-humanisme

La fin de la pensée globale coïncide avec la globalisation des échanges. La confusion n’en est que plus profonde. Mais des signes sont là qui attestent d’une certaine volonté de mutation. Nous sommes coincés dans une période de transition, mais il n’est pas impossible que nous soyons contemporains d’un basculement vers autre chose. La crise de l’universalité, par exemple, est un élément essentiel pour repenser ce que j’appelle l’Un-Divers. Ce que nous tenions pour des marges, des périphéries, sont en passe de nous donner une leçon infiniment précieuse : il n’y a pas de centre. Il n’y a pas de direction. Ou alors tout est centre et tout est direction. La pensée en réseau, grâce à Internet, prend corps. Cela rend plus concrète une pensée qui, bien évidemment, précède la Toile. Tirons toutes les conséquences de cette pensée en réseau. Celui qui saura avancer dans ce paysage mental inédit verra des rivages nouveaux.

Tolérance

La tolérance ne va pas de soi. Personne n’est tolérant a priori. L’ouverture à l’altérité qu’elle suppose fait mal, car elle remet en cause tout ce qui fonde la stabilité et la sécurité des individus (identité, certitudes, habitus, etc.). Tolérer est un effort, un travail et oui, parfois, une juste souffrance. C’est pourquoi elle exige de nous tous le plus grand courage. Notre époque a fait un pacte avec l’altérité pour semer le désordre dans nos certitudes et pour nous placer devant cet enjeu majeur : la tolérance. Cette qualité fondamentale accompagne notre entrée dans ce monde des grandes migrations qui est désormais le nôtre.

Journalisme

Le journalisme ne se définit pas, ne s’est jamais défini par ce qu’il énonce, mais par ce qu’il tait. On se souvient du fameux : « Si ce n’est pas sur TF1, ce n’est pas réel », pour ne rien dire de l’affaire des « cerveaux disponibles ». La thèse du livre consiste à montrer en quoi, et comment, le journalisme réduit jour après jour le champ du pensable pour nous donner autre chose à la place, qui est de l’ordre de l’hallucination collective et du « « climat général». Théophraste Renaudot, père du journalisme, n’a fondé La Gazette que pour réduire au silence les petites feuilles contestataires incontrôlables qui critiquaient ouvertement la politique de Richelieu ; et le roi lui-même lui tenait le porte-plume. Il en va de notre capacité à critiquer, bien sûr, mais bien plus largement de notre capacité à saisir les éléments nécessaires à notre jugement. Le journalisme, en tant que lieu de « médiation », est un élément essentiel de notre « vivre ensemble ». Pendant l’Occupation Camus faisait du journalisme un haut lieu de résistance. Mais le journalisme peut aussi, à force de compromissions plus ou moins conscientes, ressembler à s’y méprendre aux pires visions d’Orwell. Le journalisme au fond n’existe pas encore : il n’y a que des groupes industriels, propriétaires des média, qui distillent à tous l’air du temps propice à leurs affaires.

L’art contemporain

C’est un peu par hasard que j’ai réalisé que la question du visible était au cœur des grands débats philosophiques contemporains (l’homme et le monde, le sujet et l’objet, l’être et le phénomène, etc.). Retrouver un contact authentique avec le monde passait donc par une étude précise du visible. J’y soutiens notamment que Descartes, dans sa Dioptrique, a apporté au débat une contribution essentielle, un peu passée inaperçue. Nous percevons le monde non pas en rapport de plus ou moins grande similitude avec un référent absolu (être et apparence), mais dans la plénitude d’une « relation » (Pour faire savant et donner une piste : l’isomorphisme). Le monde est pour nous un écho sonar. La trace perçue, le signal, n’est pas la chose. On ne sait pas ce que c’est ; on sait juste que ça coïncide, que c’est là, qu’on peut s’en approcher. Il est temps de sortir dehors et goûter le déploiement de ce là. Ce livre s’y emploie. Pour qui veux bien le lire pour ce qu’il dit, c’est un guide de marche autant qu’un guide de philosophie.

Un roman-roman ?

Le romancier est là depuis toujours, puisque j’ai commencé par des récits, mais il est aussi dans les essais : La Tentation des Dehors ressemble à un essai, mais la fin est un récit de voyage qui s’achève lui-même sur un poème indien inventé de toute pièce ! Autre leçon de White. Ne pas se retrouver cerner par les limites des genres. Essai, récit, poème : dans le continuum d’un même texte. La vie est ainsi. Le Voyageur Français sera donc tout ce qu’il ne faut pas faire aujourd’hui : un roman philosophique, très proche de la poésie. Un haïku en forme de roman ! Un roman raté, aussi, sans doute, mais raté sans gravité, raté dans une perspective intéressante.

Le roman haïku

De faux haïku parsèment le roman, qui au fond ne vaut que pour cela ! C’est de la poésie de contrebande – la seule qui m’intéresse ! L’idée consiste toujours à passer de l’autre côté, dans une culture, une langue autres (ce qui n’a rien à voir avec le « changement de point de vue » classique, puisque ce qui est recherché là n’est pas un point de vue mais tout un univers mental). Il faut à l’écriture un effacement premier, celui de la mémoire personnelle, des réflexes hérités, etc. Puis un ressaisissement à travers de formes frappantes que l’on a choisi. La tension provient non du récit, mais de la force et de la surprise de ce ressaisissement. Pas un jeu sur les formes : un jeu sur l’arbitraire, voire l’inanité de la forme. Le découpage en « mouvement », plus qu’en parties, en réfère à la musique, mais aussi au « mouvement » naturel des choses, à ce chaos derrière un semblant d’ordre. Ou à cette ampleur créative derrière le chaos qui fait comme une musique.

Question : Je suis rentrée dans ce roman comme dans un rêve, une bulle d’ouate. Un roman d’atmosphère, d’étrangeté, de douceur et de méditation. Un voyage au Japon, certes géographique, mais surtout un voyage silencieux qui fait un boucan du diable dans nos pensées. Je l’ai reçu comme une invitation au retranchement, intime, zen, à une réflexion, avec ce « regard au-delà du voir » que pratiquaient jadis les japonais entre eux. Un roman où il faut larguer les amarres et accepter de se laisser dériver.

L’image de la barque vide qui va, omniprésente dans le texte, dit en effet cela. C’est une dérive radicale, un voyage au-delà des identités, au-delà des limites. Il y a bien cette tension entre la montée vers le drame et cette acceptation silencieuse, joyeuse presque, qui le dépasse. On n’est pas dans l’introspection à l’occidentale, mais bien dans une méditation. Ce roman est une pierre de méditation. C’est son seul intérêt.Ce roman part du constat de Stendhal : « Un roman c’est un miroir qu’on promène le long du chemin ». Sauf qu’aujourd’hui ce miroir est en miettes, de même que le « destin », le « point de vue », le récit, l’homme lui-même. Nous sommes dans nos vies comme Fabrice à Waterloo. Nous ne savons jamais à quoi nous prenons part. Le récit identitaire n’est plus susceptible de se constituer. Le sujet est décentré, jeté hors de lui-même ; par la vitesse, la brièveté des interactions, le temps faussement « réel » des échanges simultanés, l’ubiquité, la globalisation, la complexité, la pléthore de données. Le sujet vit désormais à l’extrême périphérie de lui-même. Il est devenu opaque aux autres, opaque à lui-même. Nous sommes les passants éloignés de notre propre destin.Dans La Communauté inavouable, Maurice Blanchot parle de cette coupure, de cette impossibilité de devenir complètement soi-même. L’être s’éprouve « comme extériorité toujours préalable, ou comme existence de part en part éclatée, ne se composant que comme se décomposant constamment, violemment et silencieusement ».

La littérature se jouera donc, dans l’optique qui est la mienne, autour des aventures et expériences nouvelles nées du caractère précisément « inconstituable » du récit/récit de soi. Dans mon roman, le personnage principal revient d’une guerre indistincte, à la recherche du récit de soi qui ferait de lui un héros. Mais la figure même du héros s’est défaite. C’est la fin des grandes fresques épiques. Le « soupçon » de Sarraute, partout. Rien ne parvient plus à se constituer. Surtout pas les identités. Il part : pour le Japon, l’Empire des Signes. Là, ce personnage en panne de récit rencontre Kaoru, veuve d’un poète qui vient de mettre fin à ses jours. Kaoru représente le principe opposé : elle veut remettre en scène le moment du suicide afin de passer avec son défunt époux. Réécrire le destin, refaire récit, réaccorder sa vie aux grands rituels japonais (Le Shinju, le suicide des couples). Il lui faut un figurant : Thomas tiendra le rôle. Grâce à elle, le voyageur français trouve sa place à l'intérieur d'un récit possible. Il devient un personnage, il possède à nouveau un destin singulier. Il se constitue comme sujet à mesure qu’il court à sa perte. Certaines bibliothèques ont rangé ce roman dans le genre policier. Au début j’ai été surpris. Mais je crois qu’au fond c’est bien un polar poético-métaphysique. Une enquête sur une disparition : l’Homme.

Bob Dylan

Bob est pour moi une vieille connaissance. Il est devenu la rock star définitive, l’idole des idoles, un peu contre le cours des choses. Je trouvai gonflé de tenter de lui appliquer mon petit traitement littéraire ! Le travail sur Bob Dylan vient après deux textes qui complètent et éclairent le Voyageur Français : le recueil de mes récits de voyage, ou d’anti-voyage, et un roman amazonien, encore inédits à ce jour. Chaque fois il s’agit d’opérer un même chiasme, une même danse chamanique où le narrateur fait un pacte avec l’altérité, dans ce qu’elle a de plus étrange, de plus mobile, pour devenir lui-même cette altérité. Ce « devenir autre » que Rimbaud nous a appris à tenir pour méthode nécessaire. J’ai donc travaillé Dylan comme mes tribus d’Indiens. Le narrateur s’efface, le texte s’empare de la « dylanité », si je puis dire, comme il l’a fait de l’indianité ou de l’esprit du Japon. Toujours il s’agit de marcher au-devant de cette étrangeté. Il est là, le voyage : dans ce mélange, cette « altérisation » de soi. Il n’y en a pas d’autre. Mon nouveau roman amazonien dit exactement la même chose.

Et maintenant ?

Jacques Rigaut disait que son livre de chevet était un revolver. Ecrire est devenu une activité imbécile, impartageable et triste. Plus à la hauteur. Mais je ne suis pleinement satisfait que lorsque j’écris. Je me suis frotté à des métiers, j’ai parlé dans des classes, fondé des magazines, une société de presse. J’ai rencontré toutes sortes de gens, des artistes, des types du CAC 40, des ouvriers sur des chaînes automatisées, des designers, des commerçants ; ils m’ont montré que ceux qui réussissent ont tous le même profil, qu’ils soient poètes, sportifs ou chef d’entreprises. Quand moi, je pensai qu’écrire et publier, c’était changer de monde ; basculer dans l’ailleurs ! Mais je ne reproche pas à un commerçant d’être commerçant ; je reproche au poète de se conduire en commerçant tout en se prétendant poète.

Et puis l’on doit vivre, et cela prend du temps. Après l’échec de mon roman (faillite de l’éditeur qui me priva d’un prix littéraire), je vis désormais l’envoi de manuscrit comme une humiliation, même si l’écriture reste un bonheur très vif. De vieux barbons sourcilleux et très compétents me jugeaient naguère fort insuffisant (« en dépit de », disaient-ils) ; de jeunes professionnels tout aussi sûrs d’eux font semblant de me lire et concluent en général que non, mon pauvre vieux, tout ceci est « véritablement » irrémédiable. Et qui me dit que ça ne l’est pas ? Je pense que là n’est pas la question. On n’a plus de temps à me consacrer. A peser le pour et le contre. Périodiquement une jeune stagiaire croit déceler dans mes papiers la pépite d’or, c’est ensuite à moi de la consoler pour ne pas qu’elle s’enthousiasme exagérément. Je dois être à l’origine de pas mal de dépressions nerveuses chez les lecteurs et lectrices de l’édition : surtout quand les commerciaux sont appelés à se prononcer ! Vu qu’ils ont aujourd’hui tous les pouvoirs, l’affaire est rapidement entendue (ce sont les commerciaux du Seuil, chargé de la diffusion de l’ouvrage, qui ont choisi le titre de mon roman dans une liste. Le titre original était bien plus beau et inspirant). De toute façon je n’écris pas pour ces gens, mais pour une tribu errante dont le premier membre n’a toujours pas été répertorié.






D’après une interview de Pascale Arguédas (2010)


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