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(Note de lecture) Eavan Boland, "Une femme sans pays", par Jean-Pascal Dubost

Par Florence Trocmé

2 Poème " Parole ", in (Note de lecture) Eavan Boland, Eavan Boland, née en 1944 à Dublin, prend place fermement dans une généalogie irlandaise poétique essentiellement masculine, dans une grande lignée, de William Butler Yeats, Patrick Kavanagh, Seamus Heaney, Michael Longley et quelques autres autant fameux, plaçant toutefois un état d'esprit en connivence avec Virginia Woolf ( Une femme sans pays, le titre de son dernier opus, étant la reprise d'une citation de la romancière anglaise), et en connexion constante avec l'acte de suicide qu'exécuta la poète américaine Sylvia Plath en 1963 : " J'allais désormais écrire en partie dans l'ombre de cet acte [...] Parce que j'étais de plus en plus consciente des tensions et des fractures existant entre la vie de la femme et celle du poète. Et la façon dont seule, lorsqu'on a le cœur brisé, ils peuvent vous être fatals " ; Eavan Boland écrit avec rage et force volonté de construire une identité qui embrasse les tensions et les fractures, d'autant plus douloureuses, quand on est d'un pays où règne guerre fratricide depuis long de temps. L'entre-deux est alors sa position de guet et d'écriture, en " zone de trêve " ou " entre chien et loup ", pour viser juste, sans émotion exagérée ; car ici, l'émotion est intense, mais retenue (" [...] tandis que moi, sur une page nouvelle// je ferai sur ville et campagne le guet du mot/ en quête d'ascendance, d'équilibre, de retrait// mobilisant mes forces pour mutiler chaque vers " ; mutilation pour faire entendre la douleur.

Une femme sans pays
est une anthologie de l'œuvre d'Eavan Boland, fort justement constituée en son cours chronologique, qui propose un regard sur une écriture en évolution, et sur le lien de la poète avec son pays. Métaphore filée, ou réalité crue, le pays natal en guerre ombre la poésie d'Eavan Boland, qui oscille entre haine et amour pour la patrie maternelle, rejet et attraction malgré tout, " Je me vois me refléter/sur les profondeurs souterraines de ces eaux,/ tandis que l'obscurité s'abat rapidement, prononçant/ tous les noms exprimant pour moi le pays perdu.// Irlande. Absence. Fille ". La poète est creusée par " le vieux fossé frontalier [...] Étayé et conçu pour exclure et inclure ", s'identifie à la femme dont elle fait la personnification du fleuve dublinois, " Anna Liffey " 1 (mais " un fleuve n'est pas une femme [...] Pas plus qu'une/ Femme n'est un fleuve ", écrit-elle, comme pour signifier qu'elle est Irlandaise, mais pas d'Irlande ) ; douleur, blessure, cicatrice, sont les mots qui hantent les poèmes. Quoiqu'elle veuille, quoiqu'elle s'emploie à l'éloignement, à la mise à distance, Eavan Boland, parce que née d'un pays sous tension, écrit sous tension. Mère patrie, langue maternelle : elle ne craint pas de combattre ces imprégnations en elle. C'est une poète de combat, et en cela, rappelle une de ses contemporaines, à l'autre bout de la planète, Antjie Krog, poète sud-africaine qui osa écrire : " les mots comme des AK47 doivent combattre/ la poésie doit être utile, acte, assumer/ l'expression de la lutte choisir son camp/ la poésie peut distiller la révolution/ le chiendent est plus fort que la rose ! la poésie/ transpercée pousse dans une pluie de phonèmes " 2. Sombre, Eavan Bolan écrit : " Regarde-moi, ai-je envie de lui dire : montre-moi/ l'obstination d'un art capable de/ fixer un profil dans le flux de l'enfer.// D'inscrire la catastrophe ". Au fond, lisant Eavan Boland, on peut se demander s'il n'est pas reproché à cette patrie mère d'être trop masculine, à la gent phallique d'être profondément belliqueuse, quelle que soit sa nationalité. En quelque sorte, elle féminise la paix, voire l'érotise, en prenant à contre-poil la rhétorique belliciste ; comme si l'érotisme devait advenir là où il est inattendu. De langue ferme et sensuelle, la poésie d'Eavan Boland, adoucit la dureté, durcit la douceur, en cela on peut lire une façon de supporter l'insupportable, de voiler le " moi-je " pour ouvrir l'île Verte sur le monde, en faire un exemple à ne pas suivre. Le poème est lieu de vie, d'intensité, où le mythe côtoie le quotidien, paraît comme finalité grandiose : " Je veux un poème dans lequel je puisse vieillir./ Un poème dans lequel je puisse mourir. ", c'est un acte de foi.
[Jean-Pascal Dubost]

1 La Liffey est le fleuve qui traverse Dublin
Ni pillard ni fuyard, Le Temps qu'il fait, 2004
Eavan Boland, Une femme sans pays, trad. de l'anglais (Irlande) par Martine De Clerq), Le Castor Astral, 170 p., 13€


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