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Portrait de Ronit Elkabetz dans Le Monde 2

Publié le 21 juin 2008 par Yguerda

PRESSE. Le Monde 2 propose cette semaine un très beau portrait de Ronit Elkabetz, l’actrice israélienne la plus célèbre en France (’Prendre femme‘, ‘La Visite de la fanfare‘, ‘Mariage tardif‘, ‘Alila‘). Le 2 juillet, ‘Les sept jours‘, son dernier film, sortira sur les écrans français. Voici l’article du Monde 2 du 20 juin 2008, signé Samuel Blumenfeld :

Ronit Elkabetz, l’étoile d’Israël

Elle a de nouveau vérifié, la veille, l’étalonnage de son nouveau film, Les Sept Jours (sur les écrans le 2 juillet), deuxième volet (après Prendre femme en 2004) de sa trilogie sur une famille israélienne originaire du Maroc, écrite et réalisée avec son frère Shlomi. L’après-midi, Ronit Elkabetz a passé des auditions pour le prochain film d’André Téchiné, dans lequel elle devrait tenir le rôle d’une avocate aux côtés de Catherine Deneuve. Demain, elle reprendra, sereine, avec la certitude du travail accompli, l’avion pour Israël, direction Jaffa : elle partage son temps entre ce port au sud de Tel-Aviv et Paris. Son film lui plaît. Il ne faut pas déceler ici l’indice d’une autosatisfaction béate. Ses critères de réussite déstabiliseraient n’importe quelle autre actrice : “Regardez bien le film, je ne suis jamais belle. D’ailleurs, ce n’est jamais ma préoccupation, dans aucun de mes films.”

Le personnage de Viviane qu’elle tenait dans Prendre femme, l’épouse malmenée par son mari juif pratiquant, réapparaît dans Les Sept Jours dans le contexte particulier d’une période de deuil. Selon la loi juive, les membres d’une famille doivent rester sept jours et sept nuits sous le même toit, sans sortir, collés les uns aux autres, en dormant par terre, sans se raser, sans changer de vêtements et en mangeant à peine. L’enjeu d’une telle épreuve n’est pas esthétique mais organique. ” J’ai une prédilection pour la difficulté, la saleté, ce qui gratte, ce qui saigne. Tout cela devait suinter dans mon film. Enfin, quand je parle de saleté , je ne vous choque pas ? Vous n’aviez quand même pas vu autre chose dans le film ? “ Il n’y a effectivement rien d’autre à voir. A la saleté induite par les conditions du deuil répond une laideur morale commune à trop de membres de cette famille. Regarder Ronit Elkabetz réclamer à son mari un divorce religieux dont la décision relève, selon la loi juive, du bon vouloir du seul époux, revient à observer une plaie ouverte impossible à refermer.

Cette capacité à prendre le spectateur à la gorge donnait déjà sa pleine mesure dans Prendre femme. La détresse d’une épouse rétive au carcan imposé par un mari incapable trouver un équilibre entre la vie et la religion ; la douleur de ce dernier à comprendre que les valeurs machistes issues de la société marocaine n’ont plus cours dans la société israélienne rappelle, par l’hystérie déployée et le laisser-aller physique affiché à l’écran, les moments les plus marquants de certains films de John Cassavetes. Dans Faces ou Une femme sous influence, l’intensité du jeu de Gena Rowlands suscite chez le spectateur une surprise et un malaise, tant il est impossible de distinguer ce qui relève de l’interprétation de ce qui tient à la réalité. Ronit Elkabetz prolonge cette hésitation.

Comme chez John Cassavetes, la frontière entre le vécu et la fiction est inexistante dans son cinéma. Le couple de Prendre femme est, jusque dans ses moindres détails – une mère coiffeuse, un père employé des postes, quatre enfants, un appartement à Haïfa, le port industriel du nord où l’actrice a grandi –, directement inspiré de celui de ses parents. L’impression de vérité est redoublée par le fait que ce couple soit scruté par un autre, formé par l’actrice et son frère, de huit ans son cadet. “Nous avons toujours travaillé ensemble, confirme Shlomi Elkabetz, le dialogue est resté constant entre nous. Je ne saurais vous expliquer pourquoi, on ne sait pas non plus forcément pourquoi on tombe amoureux.” La mère de Ronit Elkabetz a, bien entendu, vu Prendre femme. Une fois passé le choc initial, elle a ressenti un immense soulagement. En revanche, son mari n’est jamais allé le voir. Il n’a pas encore vu sa fille au cinéma.

ACTE DE NAISSANCE

Les mains de Ronit Elkabetz dessinent un mouvement perpétuel quand elle s’exprime. Parfois, ce mouvement s’arrête. Les mains se posent, s’arriment fermement au bord de la table. Son visage, avec son immense chevelure brune, devient alors plus visible sans que les explications ne cessent. Sa voix se fait plus forte. C’est d’ailleurs le seul moment où, derrière un français impeccable, perce son léger accent hébreu. Les mots semblent déborder, comme dans son récit détaillé des faillites du couple formé par ses parents, puis ils parviennent au compte-gouttes. A une longue démonstration succède chez elle une conclusion irréfutable. Celle-ci est toujours de même nature. Sèche et violente. ” J’ai écrit le scénario de Prendre femme en trois semaines à New York avec mon frère. Je vous ai dit écrit , il faut corriger : vomi serait plus juste. Alors, si vous vous demandez si je n’ai pas peur de me perdre dans mes rôles, je vous réponds que ce n’est pas le problème : le seul risque encouru à mes yeux serait de ne jamais entrer dans un rôle. “

L’acte de naissance de Ronit Elkabetz sur un grand écran – entendons par là le moment où la comédienne passe du statut d’actrice de premier plan à celui de star du cinéma israélien – survient en 2001 avec Mariage tardif, de Dover Kosashvili. La plupart des spectateurs français l’ont certes découverte en 2007, dans La Visite de la fanfare, le plus grand succès remporté par un film israélien à l’étranger. Elle y reprend son personnage de femme indépendante dans le contexte particulier d’une cité-dortoir du sud d’Israël, dans le désert, sortie de sa torpeur par la visite impromptue d’une fanfare venue d’Egypte. Mais le succès de ce film a couronné une présence continue du cinéma israélien dans les festivals internationaux depuis le début de la décennie. Si l’actrice est une révélation pour beaucoup, elle était une évidence depuis longtemps pour le public israélien.

Jusqu’aux années 2000, le cinéma israélien, à l’exception des films d’Amos Gitai – Kadosh (1999), Kippour (2000), Désengagement (2007) –, brillait par son absence sur la carte du cinéma mondial. Présenté en sélection officielle au Festival de Cannes en 2001, Mariage tardif ne fut certainement pas identifié sur le moment comme la tête de pont d’un nouveau cinéma israélien dont la réalité est aujourd’hui incontestable. L’histoire d’un Israélien originaire de Georgie qui dissimule à ses parents sa relation avec une femme divorcée, issue du Maroc, mère d’une enfant de 6 ans, était trop israélienne, trop ancrée dans le tissu ethnique et sociologique d’un pays dont le ciment repose sur une mosaïque de communautés, pour dépasser la simple curiosité.

D’INSTINCT

En revanche, la séquence d’ouverture du même film, où l’acteur Lior Ashkenazi et Ronit Elkabetz font longuement l’amour, ne pouvait passer inaperçue. Il y a ce qu’on y voit. Il y a surtout ce que l’on y voit affleurer. Les odeurs. La transpiration. L’engagement hors normes des comédiens. C’est l’une des scènes les plus sensuelles et les plus incarnées de la décennie, qui en dit au moins autant sur Israël, et les aspirations de ses habitants, que les multiples manchettes de journaux qui lui sont régulièrement consacrées.

Ronit Elkabetz choisit soigneusement ses mots pour évoquer cette séquence. Par besoin de situer avec précision ce qui se joue sous nos yeux. Elle avait accepté ce rôle sans lire le scénario du film, en comprenant d’instinct qu’elle devait faire partie de l’aventure. Celle-ci lui permettrait déjà de reprendre pied en Israël après plusieurs années passées en France, où elle était arrivée en 1997. Un stage décroché au Théâtre du Soleil sous la direction d’Ariane Mnouchkine lui servit de porte d’entrée. Un one-woman show en 1998 au Festival d’Avignon, sur la danseuse et chorégraphe Martha Graham, suffisamment remarqué pour qu’elle le reprenne sur scène à Paris, l’avait fait exister dans le métier. ” C’est peut-être le rôle le plus difficile de ma carrière. J’ai toujours eu Martha Graham en tête. J’ai abordé cette femme de 74 ans, malade, alcoolique, en reprenant son maquillage outrancier. Mais pour retrouver la vérité de cette femme, il me fallait avoir le même corps, sec, musclé. Le visage ne suffisait pas. Je m’en suis souvenu pour Mariage tardif. “ Lorsque l’agent de Ronit Elkabetz a évoqué un certain Dover Kosashvili, les oreilles de l’actrice ont vibré. Un titre, Mariage tardif, et une description sommaire suffisent à emporter son assentiment. L’actrice a de toute façon toujours agi ainsi, depuis son premier rôle, en 1989, dans Le Prédestiné de Daniel Wachsmann. Elle était arrivée par hasard à l’audition, sans comprendre qu’il s’agissait d’un film de cinéma, imaginant davantage le tournage d’une publicité. Un scénario lui a été remis et, en le lisant, a surgi ce besoin irrépressible de l’incarner. ” J’ai tremblé, je voulais le rôle, j’étais complètement bousculée. Je n’avais jamais pensé devenir actrice mais, en un instant, j’avais compris que c’était tout ce que je voulais faire dans la vie. Quand on m’a appelée à 7 heures du matin pour m’annoncer la nouvelle, j’ai pris cela pour une renaissance et une délivrance. J’avais compris d’instinct que j’étais à ma place. Aussi étrange que cela paraisse, j’ai éprouvé le même sentiment lorsqu’on m’a décrit la séquence d’ouverture de Mariage tardif. Filmer une histoire d’amour est une chose, mais aller vers la vérité m’attirait davantage, même si c’est plus difficile. Cette vérité passait par la transpiration. Il fallait que le spectateur la perçoive en découvrant ce couple. Mais bon, cela a été très difficile.”

LA FORCE D’UNE SCÈNE D’AMOUR

Quatorze heures de tournage pour cette seule scène, précédée par de longues répétitions et des jours de discussions à parler avec son partenaire de leur vécu, de leurs problèmes, de leurs déceptions. L’objectif visé était clair. Ce n’est plus un comédien et une comédienne qui se retrouvent ici sur un plateau. Mais un couple dont l’échange est surpris par la caméra. Le résultat à l’écran est cru. ” Animal “, précise l’actrice. Entendons par là : vrai. Tant il révèle une intimité à laquelle le spectateur a si peu l’habitude d’être convié à une époque où la plupart des cinéastes ont délaissé l’érotisme. ” Je crois que la force d’une scène d’amour à l’écran tient au fait qu’on y montre tout ce qu’on est. Nous sommes arrivés à donner une vibration à cette scène. D’ordinaire, on ne voit jamais ça. Là, oui. C’était très physique, car je crois que le cinéma est une expérience physique. Personne en Israël ne nous croyait capable d’une chose pareille. Je crois que ça y était, le cinéma israélien n’était plus seulement cérébral, entendons par là strictement parasité par le seul conflit israélo-palestinien, condamné à illustrer les manchettes des journaux. “ Ce que Prendre femme puis Les Sept Jours mettent en scène à leur façon, avec cet étonnant paradoxe de découvrir des Israéliens évoluer en marge de la grande histoire qui se déroule sous leurs yeux. Prendre femme se situe en 1979, au moment où Israël est en train de finaliser les termes du traité de paix avec son voisin égyptien. Mais, loin de l’espoir suscité par ce moment historique, une femme ne supporte plus les règles imposées par la société masculine. Et ce chaos intime ne saurait se satisfaire des avancées diplomatiques entre deux anciens pays ennemis. Quant à l’intrigue des Sept Jours, elle se situe en 1991, en pleine guerre du Golfe, au moment où les missiles irakiens de Saddam Hussein déferlent sur le territoire israélien. L’alerte générale est déclenchée durant un enterrement. La cérémonie s’interrompt brièvement, le temps que chacun mette son masque à gaz. Les hommes replacent leur kippa. Les femmes ajustent leur foulard noir sur leur chevelure. Puis la prière continue, comme si de rien n’était.

Mariage tardif est sorti en novembre 2001 : la deuxième Intifada avait éclaté un an auparavant, les accords d’Oslo et la perspective d’une paix prochaine entre Israël et l’Autorité palestinienne étaient enterrés pour de bon. C’est à ce moment que le cinéma israélien est sorti de l’ornière. Diffusé dans une seule salle en Israël (une règle à une époque où la part de marché annuelle des films israéliens excédait rarement les 2 %), Mariage tardif s’est joué à guichets fermés. La semaine suivant sa sortie, il était projeté dans douze salles. Et a attiré au total 150 000 spectateurs, un chiffre énorme pour un pays de six millions d’habitants, et jamais vu pour un film israélien depuis très longtemps.

Ce succès n’a pas surpris Ronit Elkabetz. ” Notre cinéma devenait physique et féminin, et moins cérébral. Du coup, il se donnait les conditions d’exister. “ Elle insiste sur ses deux qualités, ” physique “, ” féminin “. Ce n’est pas une formule magique. Ni l’ébauche d’un quelconque manifeste. Plutôt une évidence, à l’aune de laquelle se mesure une partie du cinéma israélien. Les actrices Yaël Abecassis et Dana Ivgy, ou les réalisatrices Keren Yedaya et Shira Geffen (avec son compagnon, l’écrivain Etgar Keret), respectivement Caméra d’or au Festival de Cannes en 2004 et en 2007 pour Mon trésor et Les Méduses. Puis toute une génération de réalisateurs israéliens, Eytan Fox (Tu marcheras sur l’eau ; The Bubble), Eran Riklis (Les Citronniers), Joseph Cedar (Beaufort), Eran Kolirin (La Visite de la fanfare), Raphaël Nadjari (Avanim ; Tehilim), Ari Folman (Valse avec Bachir).

Bien sûr, l’émergence du cinéma israélien depuis 2001 tient à des raisons objectives. L’augmentation du budget alloué au cinéma, grâce à une taxe sur les chaînes de télévision privées mise en place à la fin des années 1990, ajoutée à un accord de coproduction signé entre l’Etat hébreu et la France a créé les conditions favorables à un moment où le gouvernement israélien avait, de l’aveu du patron de l’Israeli Film Fund, conclu qu’une industrie cinématographique ne saurait prospérer dans ce pays. Mais ces dispositions seraient restées de simples outils législatifs, aux vertus limitées, sans une révolution des mentalités.

UNE PORTE D’ENTRÉE

“Je souhaitais que ma vie cesse de ressembler à un reportage télévisé, répète Ronit Elkabetz, un vœu réitéré par toute la nouvelle génération de cinéastes israéliens. Or, nous avons compris qu’il n’était plus nécessaire pour nous, cinéastes, d’interroger la grande histoire. “ La Visite de la fanfare en est l’illustration. Cette rencontre impromptue entre les habitants d’une bourgade désertique du sud d’Israël et les membres d’une fanfare égyptienne n’aurait sans doute même pas droit à un entrefilet dans un journal. Elle suffit à faire un film. ” Après tout, les Israéliens ont le droit d’exister en dehors du seul conflit israélo-palestinien. Mon vœu était de voyager dans les festivals pour qu’on m’interroge aussi sur mes films et plus seulement sur la guerre. Le cinéma israélien n’existait pas en dehors de l’actualité, il était temps pour lui de s’en détacher. Si vous saviez le nombre de festivals où Prendre femme a voyagé, de la Grande-Bretagne à la Suède en passant par la Thaïlande. L’accueil était toujours le même. Des groupes de femmes m’attendaient et me racontaient leur histoire, semblable à celle de mon personnage. Là, j’ai compris que le contexte juif, israélien, séfarade, n’était pas un frein mais une porte d’entrée. “

Ronit Elkabetz a un mot pour désigner le bourbier dans lequel se trouve son pays depuis sa création, en 1948 : la “situation”. A l’instar de tout Israélien, elle vit depuis trop longtemps avec la ” situation “ pour y trouver quoi que ce soit d’exceptionnel. ” La sérénité, le silence, je ne connais pas. Je rêve de la paix. Mais comme elle ne vient pas, il faut bien que j’arrive à la conclure quelque part. “


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