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Bétancourt, ad nauseam

Par Critikacid
Voici donc que tonnent les canons médiatiques pour annoncer la nouvelle à laquelle le bon peuple est supposé réagir par des tressaillements de joie : Ingrid Bétancourt est de retour (ainsi que d'autres personnages retenus par les Farc et présentés à tort comme des otages puisqu'il s'agit de militaires colombiens et d'agents américains).
Quelle illustration de ce que nous combattons avec les modestes moyens de ce blog, cette dictature de l'oligarchie politico médiatique!
Posons une question simple. Pourquoi ces véritables réjouissances nationales, pourquoi les "unes" des magazines, le journal de 20 heures, la réception à l'Elysée en grande pompe, etc. ?
Que les proches de Bétancourt se réjouissent, quoi de plus normal en effet. Mais quand cette libération, quelles qu'en soient les conditions réelles au demeurant, devient un phénomène politique, c'est en tant que tel qu'il doit être traité, et non point sur le registre compassionnel, émotionnel, qui sert inévitablement de valise diplomatique pour faire passer en contrebande un contenu fort frelaté.
Car pour qui cette libération est-elle une victoire ?
D'abord, à l'évidence - et Bétancourt elle-même a commencé sa salve de remerciements par lui - par le régime colombien et son armée.
Les lecteurs d'Acide Critique prendront connaissance avec intérêt du communiqué de la coordination populaire colombienne à Paris qui rappelle ce qu'il en est des "exploits" sinistres de ce régime et de son président Uribe, lesquels exploits, ou plutôt exactions, s'inscrivent dans une longue tradition réactionnaire laquelle, précisément, à donné naissance aux Farc!
Mais encore, ce régime policier, meilleur allié de Washington dans la région, sert à ce titre de point d'appui à toutes les forces qui tentent de s'opposer aux mouvements d'émancipation dans les pays voisins, mouvements qui ont abouti à l'arrivée au pouvoir des gouvernements de Chaves, Morales ou Correa.
Ce régime, que Bétancourt vient de saluer comme étant une "démocratie exemplaire", avant de s'envoler depuis l'Elysée pour rencontrer le Pape, est donc renforcé par cette opération. Pas de quoi s'enthousiasmer, non?
Mais ce n'est pas tout.  Pourquoi y-a-t'il eu une telle campagne, depuis des années, en faveur d'Ingrid Bétancourt? Serait-ce parce qu'elle est franco-colombienne? Nenni. Il y avait (elle est décédée en 2006 après plusieurs années de détention dans la jungle) une autre détenue franco-colombienne, Aida Duvaltier. Vous n'en avez pas entendu parler? Eh oui, aucune campagne, aucun effort sérieux n'a été déployé pour tenter de venir à son secours. Quelle est la différence entre ces deux femmes? C'est qu'Ingrid Bétancourt est membre de l'oligarchie qui domine la planète et tient l'essentiel des medias en main, elle est d'une famille richissime, de diplomate, est une amie intime entre autres des Galouzeau de Villepin, sa candidature aux élections a été financée par plusieurs industriels colombiens, bref elle est de ce monde-là, et c'est à ce titre et aucun autre qu'elle a bénéficié d'une telle couverture médiatique.    
Là encore, la tentative du système d'entraîner dans la liesse les larges masses ne peut que susciter que le rejet et le dégoût - ce dernier devant être légitimement étendu aux forces politiques de gauche, du PS à la LCR, qui participent au choeur des "réjouissants".
Pour qui entend changer le monde, nécessité vitale alors qu'une crise sans précédent depuis 1945 s'est levée, un point de départ nécessaire quoique non suffisant, c'est de rejeter de la manière la plus nette cette opération politico-médiatique qui est réactionnaire sur toute la ligne et qui concentre certains des traits les plus repoussants de la société contemporaine. Bref il faut savoir dans de telles circonstances savoir dire "non". C'est ce à quoi nous invitons nos lecteurs, en fournissant ci après un communiqué qui est de nature à enrichir leur réflexion.
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DECLARATION DE LA COORDINATION POPULAIRE COLOMBIENNE APARIS
Ingrid Bétancourt est libre.
La Coordination populaire colombienne (CPCP) à Paris s’en réjouit pour elle, pour sa famille, ses amis, et tous les comités qui l'ont soutenue. C'est un épilogue heureux après plus de six ans d'attente.
Le peuple colombien est toujours otage.
Le « triomphe » des militaires et du gouvernement d'Uribe n'est pas une bonne nouvelle pour nous : C'est une légitimation de la logique guerrière et des pratiques totalitaires. Une bulle médiatique de plus qui permet d'occulter la para militarisation du régime, la violation quotidienne des Droits de l'Homme, les assassinats systématiques des opposants politiques, syndicalistes, journalistes, défenseurs des Droits de l'Homme.
Nous ne pouvons oublier qu’en Colombie, près de quatre millions de personnes ont été déplacées de force à l'intérieur du pays, en majorité à cause des groupes paramilitaires. Ces groupes, qui agissent seuls ou avec des membres des forces armées, ont fait disparaître au moins 15.000 personnes ; ils les ont enterrées dans plus de 3.000 fosses communes ou ils ont jeté leurs cadavres dans les fleuves. Ils ont assassinés plus de 1.700 indigènes, 2.550 syndicalistes et plus de 5.000 membres de l'Union Patriotique. Régulièrement, ils torturent leurs victimes avant de les tuer.
Entre 1982 et 2005, les paramilitaires ont perpétré plus de 3.500 massacres et ils ont volé plus de six millions d'hectares de terres. Depuis 2002 et leur supposée "démobilisation", ils ont assassiné 600 personnes chaque année. Ils ont réussi à contrôler 35% du Parlement. De 2002 à aujourd'hui, des soldats de l'Armée régulière ont commis plus de 950 exécutions, la plupart en "maquillant" des paysans en guérilleros. Récemment, en janvier 2008, les paramilitaires ont commis 2 massacres, 9 disparitions forcées, 8 homicides alors que l'Armée a perpétré 16 exécutions extralégales. Depuis le début de cette année, 28 syndicalistes ont été assassinés.
En Colombie, les agents de l'Etat et les paramilitaires violent les Droits de l'Homme et le droit humanitaire. De nombreux groupes paramilitaires ne se sont pas démobilisés. Maintenant ils se font appeler "Aigles Noirs". De nombreux para politiques ont des charges
publiques ou diplomatiques. En septembre 2007, il y avait 39 affaires. Aujourd'hui, en juillet 2008, il y a plus de 60 parlementaires et hauts fonctionnaires mis en cause dont bon nombre sont en prison). Le président Alvaro Uribe lui-même et son entourage sont mis en
cause. L’élection présidentielle de 2006 menace d’être invalidée par une sentence de la Cour suprême de justice après qu’une parlementaire ait été reconnue coupable de subornation par cette même cour.
Avec la libération d'Ingrid Betancourt par les militaires, c'est "La Mano Fuerte" qui gagne. Nous ne pouvons que regretter que la guerrilla n'ait pas libérés plus tôt tous les otages. Ou mieux, qu'elle n'ait jamais eu recours aux enlèvements. Cette victoire est un coup très dur pour les guerrilleros, mais c'est surtout un coup terrible pour l'opposition politique démocratique.
Il va être encore plus difficile de faire entendre une voix divergente dans ce pays en faveur d’une solution politique du conflit, de l’échange humanitaire des prisonniers, en faveur de la vérité, de la justice et de la réparation intégrale pour les victimes. Alors oui : Bravo pour Ingrid. Mais nous pleurons pour la Colombie, sans pour autant baisser les bras.

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