Chère S.

Publié le 20 août 2010 par Julianomessoa
Accepte cette version un peu romancée de notre rencontre…
Samedi, 11 heures du matin. Pierre rentrait chez lui. Cela faisait plus de 24 heures qu’il n’avait pas dormi. Après une journée banale de travail et une nuit improbable arrosée d’alcool, de mots et de tendresse. Il repassait le film au volant de sa voiture. Avant cette soirée, il n’avait vu Alice qu’une fois, 3 jours auparavant. Ils s’étaient donnés rendez-vous en terrain neutre, un restaurant de plage à égale distance des 2 villes voisines dans lesquelles ils habitaient. Rendez-vous semblait-il un peu moins convenu que l’ordinaire du site de rencontres en ligne qui avait permis de les réunir. Rendez-vous qui était largement sorti de l’ordinaire… Pierre était arrivé plus tôt. Il pressentait que la rencontre serait différente des quelques unes sans intérêt qu’il avait déjà faites. Les échanges de mail avaient été d’une toute autre qualité. Après une heure d’attente convenue, assis à la table qu’il avait réservée, caché par les larges planches qui clôturaient la terrasse en bois du restaurant, il aperçu ses jambes en premier, longues, nerveuses. Il ne connaissait que son visage photographié. Puis sa démarche, souple, élégante. Le reste était encore caché à sa vue mais il savait que c’était elle, le corps peut aussi bien parler que quelques mots bien écrits.
Premiers larges sourires, premiers échanges maladroits. Elle semblait paniquée. Pierre n’en menait pas large mais essayait malgré tout de détendre l’atmosphère pour la mettre plus à son aise. Le déjeuner s’étira sans qu’ils s’en aperçoivent, comme une suspension complice du temps. Le contact avait eu lieu, fort, quelque chose s’était passé. Les regards s’apprivoisaient, les mots finissaient par être plus fluides, la gestuelle des corps entrait dans le jeu subtil de la séduction réciproque. Pierre était charmé. La belle rencontre qu’il espérait faire par le biais numérique semblait se réaliser sous ses yeux, en temps réel. Alice vivait apparemment la même expérience surprenante mais restait malgré tout sur une réserve, tenace, qu’elle avait déjà évoquée dans son dernier courrier. Elle était la femme d’un seul homme, Viktor, son petit garçon de 2 ans et demi qui occupait pour l’instant toute son attention, et au-delà encore. Culpabilité de l’avoir imposé à un homme aimé, plus âgé qu’elle mais peu mature, et bien consciente également de la responsabilité de ce choix dans l’histoire de leur séparation récente. Elle insistait, comme pour éprouver Pierre, le convaincre de s’enfuir, la laisser en paix et se débarrasser de cette panique dont elle ne savait que faire. Elle aurait peut-être préféré ne pas recevoir de réponse au premier mail qu’elle avait envoyé, curieuse, aventureuse, s’éprouvant elle-même de l’éventuelle possibilité de vivre une autre histoire, malgré tout. Mais Pierre percevait que la femme qui s’était mise entre parenthèse était bien présente, vivante, belle. Il ne voyait que ça. Peut-être aurait-il dû écouter sa plainte, la laisser tranquille. Il n’a pas pu. Les sensations qu’il avait, depuis trop longtemps oubliées, étaient bien plus fortes…
Avant de se séparer Pierre proposa à Alice de l’accompagner à une soirée jazz dans un restaurant près de chez elle auquel il avait été invité le matin même. Signe fort d’un destin encore improbable et bien fragile. Elle avait déjà mis en place une organisation guerrière pour se rendre disponible à ce premier rendez-vous pour elle. Elle essaierait de renouveler la performance. Ils se quittèrent sous un soleil de plomb, Pierre flottant bien au dessus du sable, Alice à nouveau en prise avec des doutes encore plus grands, à la mesure de son étonnement d’avoir vécu un moment auquel elle ne croyait pas, un moment auquel elle ne croyait peut-être plus.
Vendredi 20h30. Pierre attendait le signal d’Alice pour la récupérer devant chez elle. Les premiers regards étaient aussi maladroits que la première fois. L’ambiance était tout de même plus légère. Le groupe qu’ils devaient rejoindre au restaurant les accueillit avec chaleur. Alice étonnée y trouva une consœur. Pierre ne connaissait que le client qui l’avait invité. Ils étaient à égalité. Tout allait bien.
Samedi 01h00. La soirée s’était déroulée délicieusement. La musique de qualité, les échanges faciles, l’alcool bien présent. Alice s’en ouvra à Pierre. Elle buvait parfois au-delà de la mesure. « Alcoolisme d’occasion » justifié sans qu’elle l’avoue par sa timidité trop forte, son manque de confiance en elle et envers les autres dans certaines circonstances. Encore une façon de le repousser ? Pierre ne savait plus que penser. Il suivait le rythme, sous le charme aussi de cette nouvelle fragilité qu’il interprétait comme le signe évident d’un être tourmenté, d’un être entier, d’un autre que lui-même dans lequel il pouvait se voir, enfin, lui aussi en proie aux doutes sur ses capacités humaines mais convaincu qu’il a encore des tonnes à donner. L’effet escompté par Alice s’inversait une nouvelle fois au profit de l’attirance encore plus grande que Pierre ressentait. Ils finirent la soirée au champagne dans un bar de plage tout proche. Alice perdait le contrôle de la situation. N’était-ce pas cela aussi qu’elle recherchait ? Ne plus avoir le contrôle. Elle qui empilait méthodiquement autour d’elle et de sa vie des parpaings de contraintes, munie de son fil à plomb, ouvrière nerveuse, appliquée à finir son ouvrage une fois que sa tête, enfin, aura disparu en dernier à l’ombre de ces 4 murs bien solides. A l’abri du regard des autres qu’elle redoute sans se l’avouer, protégée de sa nature de femme laissée à l’extérieur et qui essaie malgré tout de trouver un passage. Pierre n’est pas le bienvenu. Le ciment se fissure un peu. Il faudra vite arranger tout ça.
Alors oui. Il aurait pu la laisser là lorsqu’elle lui proposa de boire un dernier verre arrivés devant chez elle. Il aurait pu la laisser seule avec ses doutes, avec son ivresse, refusant de profiter d’une situation trop évidente. Mais leur attirance mutuelle était bien présente. Au-delà du sexe seul, les corps devaient aussi parler, pour convaincre ou infirmer. Ils avaient leur mot à dire. Ils s’exprimèrent en premier par des baisers tendres, profonds, urgents, dont Pierre n’avait plus qu’un vague souvenir. Alice était chamboulée elle aussi. Replongée dans un passé lointain dont elle ne savait pas si elle devait l’accueillir de façon bienveillante ou le repousser lui aussi au-delà des pierres qui l’entouraient. Les corps se mirent à nus. Pierre voulait tout explorer, essayer de la soulager aussi de cette tension énorme qui l’avait accompagnée tout au long de la soirée. Il n’y parvint pas. Elle n’était pas prête à recevoir cela. A donner quoique que ce soit aussi. Peut-être s’y était-il mal pris. Peut-être avait-il mal perçu toute la sensualité qu’il pensait trouver en elle, bien présente pourtant, mais si absente sur l’instant. C’est elle qui mis fin à l’intime. Quelques minutes de sommeil fragile et les doutes d’Alice reprenaient de la voix. L’explication du malaise ressenti par Pierre lors de leur corps à corps n’avait pas d’autre source. Elle lui avoua ne pouvoir rien lui donner sans réfléchir que son problème était peut-être avant tout d’accepter de recevoir, d’être touchée, émue, avant de penser à se laisser aller complètement et d’échanger en retour, sans calcul, sans arrière pensée, sans qu’il y est nécessairement de balance parfaite dans l’équilibre de la relation. C’était son problème à lui aussi. Se laisser aller. Ne pas prendre plaisir qu’à la jouissance de l’autre. Ne plus se concentrer sur ce que l’on peut bien penser de lui. Ne ressentir que ses émotions brutes. Ecouter son corps avant d’entendre le vacarme de son esprit. Il y était parvenu depuis qu’il avait rencontré Alice. Elle l’avait rudement fait redescendre sur terre.
Samedi, midi. Pierre arrive chez lui. Alice est là. Dans sa tête, bien présente. Elle le regarde avec ses grands yeux, encore étonnée. Il lui sourit.