Hier soir, j'ai pu assister à l'avant-première de Black Swan organisée par Yagg (merci!), et je voudrais essayer ce jour d'exprimer en quoi Darren Aronofsky est pour moi un cinéaste. Black Swan réunit le triplet gagnant qui fait que j'aime profondément le 7eme art : divertissement - juxtaposition - réflexion.
Black Swan est un film de divertissement dans la mesure où il reprend les codes d'un genre précis - le thriller ; le but du jeu étant de réussir à surprendre le spectateur. Une jeune ballerine, Nina (Natalie Portman) sombre dans la paranoïa dès lors qu'elle se bat pour obtenir le rôle titre du Lac des Cygnes qui lui permettra de lancer sa carrière solo. Aronofsky utilise la thématique du ballet (je vous conseille de lire le résumé et ses différentes déclinaisons ICI), pour mettre en place une rivalité entre Nina et Lilly (Mila Kunis), nouvelle venue dans la compagnie. Thomas (Vincent Cassel), le chorégraphe, cherche une ballerine capable de tenir les deux rôles - celui du cygne blanc (la jeune femme pure et délicate enchantée par un méchant sorcier qui l'a transformée en cygne et que seul un véritable amour peut libérer) et celui du cygne noir (le double séducteur du cygne blanc, qui lui vole l'amour du prince qu'elle vient de rencontrer et avec lequel elle pensait être sauvée). Nina est appliquée, introvertie et solitaire. Lilly, moins bonne danseuse, est avenante, décomplexée et charmeuse. Leur relation passe par l'observation, l'attirance et la rivalité. Cette première approche, assez manichéenne, va de pair avec une installation fantastique. Nina a la folie des jusque-boutistes qui cherchent la perfection technique pour se rassurer. Son angoisse s'exprime par un tic maladif : elle se gratte, jusqu'au sang. Plus l'intrigue avance et plus la réalité de ce que ressent et voit Nina se brouille. Je peux comprendre que certains spectateurs se sentent frustrés ou déçus. Car, si d'un côté Aronofsky utilise des effets de genre attendus pour faire monter le suspens (ainsi, Nina rentrant tard, croise dans un coin de rue solitaire et sale une silhouette inquiétante ; elle s'avance malgré tout tandis que la personne qui lui fait face vient aussi vers elle...) il s'applique à maintenir une distance. Dans la façon de tourner d'abord : il utilise la caméra à l'épaule, suivant son héroïne de dos (tout comme dans The Wreslter). Il opte pour un certain réalisme. Il privilégie le son en prise direct, insistant sur les souffles des coeurs (sous l'effort de la danse et/ou par peur) qui s’accélèrent. S'il relaie le fantastique par de rares effets spéciaux (qui servent surtout à appuyer le symbolisme de la transformation intérieure de Nina) la peur se concrétise par des plans sur une horreur physique et tangible : un ongle arraché, des jambes mutilées (celle de Beth alias, Winona Ryder, l'étoile déchue qui a un accident). Aronofsky ne veut pas simplement faire un film de genre, il veut décaler les codes pour mieux asseoir son discours et il empêche donc le spectateur de glisser pleinement dans la tranquillité du "je regarde un film qui fait peur et c'est bon".
La grande force du film vient de la juxtaposition et de la résonance des motifs. L'histoire de Nina est celle d'une jeune fille qui vit dans un corps de femme dont elle ne sait pas se servir car "être une femme", justement, elle ne sait pas ce que cela signifie. Elle vit sous l’emprise de l'amour de sa mère, Erica (Barbara Hershey), une ancienne ballerine qui a mis fin à sa carrière à la naissance de sa fille. En quelques scènes (l'intimité du quotidien, la scène du gâteau à la crème) le cinéaste met en place une relation qui renforce un peu plus la dimension étouffante. L'histoire de Nina est également celle de la découverte de la sensualité, de la sexualité. Thomas l'invite à se laisser aller, ignorant que Nina est une enfant qui ne s'est jamais même caressée. Thomas est le révélateur et Lilly le média. En ce sens, Aronofsky construit un récit d'apprentissage dans lequel le désir est un sentiment étranger (et donc troublant, effrayant). Enfin, l'histoire de Nina est celle d'une artiste qui cherche, qui se perd, qui se noie dans sa quête de la perfection et qui y parvient (c'est d'ailleurs sa dernière réplique).
En bref, Black Swan propose, sous une forme de divertissement grand public, une belle réflexion sur l'émancipation de la femme : en tant que fille, en tant qu'objet de désir, en tant qu'artiste. Aronofsky construit un film intense et complexe qui demande à être visionné plus d'une fois. Et, Natalie Portman mérite largement l'Oscar pour lequel elle est nommée cette année.
P.S. Les films auxquels j'ai pu penser : Shining , Les Chaussons Rouges, Carrie, Persona.