« A l’évidence », le roman qui inspira le film lesbien « I Can’t Think Straight »

Publié le 21 février 2011 par Yccallmejulie

Les éditions KTM viennent de publier A l'Evidence titre français du troisième roman de Shamin Sarif, I Can't Think Straight, qu'elle a porté à l'écran en 2008. A noter que le livre a paru en 2009 au Grande-Bretagne, soit un an après la sortie du film. L'histoire est celle d'une rencontre amoureuse, entre deux femmes qui appartiennent à deux communautés dans lesquelles l'homosexualité est un concept qui n'a pas lieu d'être. Voici le résumé de 4eme de couverture :

À Amman, Tala s’apprête à se fiancer pour la quatrième fois et semble bien décidée à suivre Hani, son nouvel élu, jusqu’à l’autel. À Londres, Leyla fréquente Ali, pour le plus grand plaisir de ses parents, mais elle n’est guère convaincue de la profondeur de ses sentiments pour le jeune homme. Le jour où ces deux héritières de très bonnes familles vont se croiser, leur complicité et leur attirance seront immédiates. Dès lors, elles vont porter sur leur avenir un tout autre regard et devoir s’affranchir du carcan des conventions dans lequel elles ont grandi.Jusqu’où seront-elles prêtes à aller pour imposer leur choix ?

Ayant vu le film, ma lecture n'est pas neutre, je n'ai pu m'empêcher de comparer. Et là,  bonne nouvelle : je dois dire que j'ai trouvé dans le roman ce qui me manquait dans le film : un background solide des personnages, une approche plus approfondie des milieux évoqués. Tala est l'aînée d'une famille jordanienne d'origine palestinienne, riche à souhait. Elle vit à Londres,  essaie de monter son propre business en marge de l'entreprise familiale.  Comme ses deux soeurs, la cadette Zina et Lamia, elle a fait ses études à l'étranger. Elle supporte mal le côté machiste et "bling-bling" qui semble aller de pair avec le milieu dont elle est issue. Sa mère Reema, femme ambitieuse, voit dans le mariage de ses filles un moyen d'assoir encore plus la position familiale. Elle a su "placer" Lamia, celle qui se plie le plus facilement à sa volonté, en organisant un mariage avec un gendre pratiquant et désireux de s'investir dans l'entreprise. Elle n'a pas vraiment de contrôle sur Zina, qui fait ses études de médecine à New York et évite tant faire ce peut de venir en Jordanie. Avec cette 4eme tentative de mariage, Reema espère enfin caser Tala dont les abandons précédents commence à nuire à la réputation de la famille. Hani semble être un parfait prétendant, il travaille au ministère des Affaires étrangères. Seul petit bémol : il est chrétien et a une opinion "trop" nuancé sur la question Israël/Palestine.

Shamim Sarif apporte la profondeur qu'il manquait au film en alternant less monologues intérieurs  des personnages et en focalisant leur attention sur des détails qui révèlent leurs pensées.  Ainsi, l'exposition se fait par un biais amusant (n'oubliant pas qu'il s'agit d'une "love story"  traité certes avec sérieux, mais aussi humour) : un incident, le gâteau de fiançailles -  sorte d'immense construction dorée - a été légèrement amoché. La réaction de Reema nous permet de cibler directement la personnalité de cette femme :

Avec quoi Halawani fabriquait-il donc ses gâteaux pour qu'ils soient si lourds? A croire que plus la chose était dense et solide, meilleure elle était. Il aurait été plus judicieux de le commander et le faire expédier de Londres ou, mieux, de Paris. Mais pour être tout à fait honnête avec elle-même - ce que Reema avait réussi à éviter sa vie durant, puisque analyser sincèrement ses motivations ne ferait que soulever des problèmes qu'elle n'avait pas la volonté et l'énergie d'affronter - elle avait estimé que sa fille ne le méritait pas. C'était quand même ses quatrième fiançailles. Trois gâteaux français avaient déjà été commandés, admirés et mangés et à chaque fois, quand les fiançailles avaitent été rompues, Reema avait du sentir le goût amer de la régurgitation dans sa bouche. "

Les personnages secondaires féminins, les soeurs et les mères, nourrissent le roman et pallie au côté sympathique mais un peu "gentillet" de l'histoire d'amour. Autant Reema est autoritaire et manipulatrice, autant Maya, la mère de Leyla (notre autre héroïne qui évolue dans une famille musulmane d'origine indienne vivant à Londres), est une femme au foyer qui n'a pas confiance en elle et qui vit toujours dans une logique de "petites économies" alors que sa famille a des moyens.  Elle va faire des courses au supermarché et doit y acheter de quoi faire un plat pour un repas de deuil. S'ensuit alors toute une discussion intérieure, à la fois drôle et touchante, lorsqu'elle se décide à porter son dévolu sur un saumon :

Elle ressentit une ivresse immédiate d'avoir pris une décision, la bonne décision. Puis, les doutes l'assaillirent à nouveau. Peut-être le poisson était-il trop ostentatoire. Après tout, c'était un plat pour un rassemblement après des funérailles, car, au sein de leur communauté, la tradition voulait qu'aucune nourriture ne fût préparée dans la maison du défunt. Elle offrirait cet énorme saumon à un foyer dans lequel un décès venait de survenir. Une maison inhibée, une maison en deuil, une maison où le plat du jour devait se composer de nourriture simple. Elle se rendait compte à présent qu'elle venait de dépenser 50£ pour acheter un poisson qu'elle n'utliserait pas. Un poisson que sa famille devrait maintenant manger, alors qu'elle aurait pu les nourrir avec seulement quatre filets au pris de 2.90£ pièce.

Poursuivant ses courses (elle achète du papier toilette en masse pour profiter d'une promotion et compenser ainsi l'achat du saumon), Maya continue de douter et se raccroche à sa foi, dans un raisonnement absurde, pour trouver justification à  son choix :

Tous les jours, sa vie étaient faite de telles incertitudes, de telles décisions, de telles déceptions. Sans sa foi en Dieu et sa conviction qu'il y avait une vie après la mort, où elle trouverait la paix, elle n'aurait pa survécu aux écueils quotidiens de son existence. Sans la croyance qu'Il avait un projet ultime pour elle dans cette vie, qu'Il l'avait incitée à acheter ce poisson pour une bonne raison, elle s'effondredrerait tout simplement et baisserait les bras. Un détail dans sa pensée l'a fit s'arrêter net. Elle cessa d'empiler le papier toilette dans le Caddie et réfléchit. Il l'avait incitée à acheter le poisson pour une bonne raison. Et cette raison était soudain très claire. Les funérailles concernait un membre de la famille Surti. C'étaient des gens aisés. Indécemment riches, en vérité. Bien sûr qu'elle devait leur préparer le poisson. Le défunt était habitué à de tels plats, il les avait probablement commandés chaque jour à leur cuisinier - ils en avaient trois à ce qu'elle avait entendu dire. C'était exactement le geste à faire, il serait grandement apprécié et particulièrement impressionnant. Maya retrouva le sourire.

C'est dans ce type d'anecdotes que A l'Evidence, pour moi, offre un intérêt qui dépasse celui du roman lesbien avec rencontre improbable à la clé.  L'histoire d'amour (qui  a été très bien incarnée à l'écran par la performance des deux actrices Lisa Ray et Sheetal Sheth) ne présente au final qu'un intérêt moindre.

En tout cas, pour celles (et ceux) qui ont vu le film, c'est un plus.

Pour rappel, trailer du film :

P.S. : Merci à Yagg de m'avoir fait gagner le livre.