{Comment on apprend que Aphrodite de Pierre Louys est « une ordure », que Guy de Maupassant était un fieffé « pornographe » et que « L’art d’aimer » de Ovide a fait beaucoup de mal à la jeunesse }
Dans le Mercure de France de 1908, La Ligue pour la Liberté de l’Art adresse aux gens de lettres et aux artistes une circulaire dont voici les principaux passages.
****
Paris, le 15 juin 1908.
Monsieur
Vous n’ignorez pas qu’un Congrès international contre la Pornographie a tenu ses assises à Paris, les 21 et 22 mai derniers… Nous croyons devoir appeler l’attention des hommes de lettres et des artistes sur une des résolutions prises par ce Congrès. C’est pourquoi nous avons l’honneur de vous faire savoir que le Bureau international d’information contre la littérature immorale, siégeant à Genève, a reçu la mission de fonder une « Union internationale de toutes les sociétés contre la pornographie ».
Le but de cette Union est simple : Informer, c’est-à-dire dénoncer. Grâce à l’Union internationale, toute œuvre pornographique sera dorénavant, dès son éclosion signalée aux sociétés anti-pornographiques du monde entier, en sorte qu’elle pourra être poursuivie, condamnée ou interdite immédiatement, non seulement dans son pays d’origine, mais aux quatre coins du monde.
La Société des Gens de Lettres (de Paris) ayant apporté son adhésion solennelle au Congrès international contre la pornographie et, conséquemment, ayant approuvé l’extension des pouvoirs du Bureau international d’Information (de Genève) on peut, sans doute, avoir toute confiance dans ledit Bureau international pour faire respecter partout les droits de l’art français. La pornographie, seule, est visée cela est évident. Mais encore faudrait-il savoir exactement ce que c’est que la Pornographie. A défaut d’une définition précise que le Congrès ne nous a pas donnée, nous trouvons dans les rapports des Congressistes de précieux renseignements. En sachant ce que l’on condamne aujourd’hui, nous pouvons deviner ce que l’on condamnera demain.
Lisons donc ces rapports :
M. JOSEPH PAPPERS, instituteur à Cologne, premier secrétaire de la Fédération des Sociétés masculines contre la pornographie, déclare qu’en Allemagne c’est surtout la « Science qui sert de manteau à l’impudeur » (Rapports sur l’état de la pornographie dans chaque pays et sur sa législation, page 5).
M WILLIAM COOTE, secrétaire de la Littérature immorale et de la Législation (!) de Londres, s’enorgueillit, au nom de la National vigilance Association, d’avoir arrêté et fait condamner les traductions de Zola et de Maupassant (id., pp. 22 et 23).
M. JOSEPH CELS, de Bruxelles, secrétaire général de la Ligue belge contre la licence des étalages et de l’immoralité (sic), déclare obscène « la représentation par l’écrit, par l’image ou par le geste, de tout ce qui peut éveiller les passions sexuelles ou provoquer des curiosités malsaines » (id., p. 32).
[L'art d'aimer, Ovide - Illustration de Paul-Emile Becat]
Cette « définition » de l’obscénité a permis à la Ligue dont M. Cels est le secrétaire de faire interdire en Belgique de nombreux livres et de nombreux journaux français (dont le Rire et la Vie Parisienne) et de faire saisir, ces jours derniers, les publications pornographiques suivantes :Aphrodite, de Pierre Louys ; Claudine à l’Ecole, de Willy ; Une Passade, de Pierre Veber ; l’Art et le Beau, de Louis Legrand ; les Dessous de Bruxelles, de Maurice Saye ; les Images galantes, de John Grand-Carteret ; ainsi qu’un grand nombre d’œuvres de Paul de Kock, Armand Silvestre, etc. (Le Journal du Matin, de Bruxelles, 25 mai 1908).
M. BÉRENGER, de Paris… Mais tout le monde connaît son œuvre… C’est par ses soins qu’ont été condamnés ou poursuivis Jean Richepin, Paul Adam, René Maizeroy, Catulle Mendès, Raoul Ponchon, Oscar Méténier, Hugues Delorme, Lucien Descaves, Willette, Louis Legrand, Forain, Louis Morin, Jean Veber, Steinlen, et cent autres…C’est par son omnipotence dirigeant les lois répressives et supprimant les lois de liberté (notamment la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la Presse) qu’une dizaine de « petits » journaux sont interdits dans certaines gares, en même temps que quelques livres parmi lesquels Tigre et Coquelicot, de M. Charles-Henry Hirsch, et Une vie, d’un certain pornographe déjà condamné eu Angleterre : Guy de Maupassant. (Bien que ces faits soient de notoriété publique, il est évident que la Société des Gens de Lettres les ignorait. Elle ne connaissait M. Bérenger que comme auteur de la fameuse loi de sursis — qu’il n’a pas inventée, du reste.)
M. REGOUT, député, délégué de la Société hollandaise pour l’honneur et la vertu estime obscènes « les dessins dans le genre de ceux qui se trouvent dans le Rire et le Deutsche Zitz-Hatt et les écrits de même nature ». Des pièces comme Vous n’avez rien à déclarer, ou die Dame von Maxim, sont, pour lui, « d’une obscénité incroyable » (id., p. 42).
M. le Professeur RODOLFO BETTAZZI, de Turin, s’est adressé au procureur du roi « pour obtenir qu’il ne permît pas l’exposition des plus sales vignettes de l’Asino » (id., p. 49). Il est bon de dire que l’Asino est un journal exclusivement satirique anticlérical.
Enfin, M. JÉROME PERINET, de Genève, président du « Bureau international d’information contre la littérature immorale » dont nous parlons plus haut, s’exprime ainsi : »Tous les livres obscènes publiés en France, en Allemagne, en Autriche, en Italie, nous arrivent en Suisse et remplissent nos kiosques. Les plus mauvais, nous obtenons encore de les faire ôter de la montre, mais de nouveaux apparaissent aussitôt, plus nombreux et pires que les autres. C’est ainsi que vient d’apparaître en montre, partout, un volume à 95 centimes de la « Modern-Bibliothèque » : La leçon d’amour dans un parc, etc. Cette édition illustrée à bon marché fait beaucoup de mal à la jeunesse. Paris-Galant, Aphrodite, les Aventures du roi Panzoles (sic), l’Art d’aimer, d’Ovide, etc. » (id., p. 53).
[Leçon d'amour dans un parc, Boyslève - Illustration de A. Calbet]
Et, plus loin (p. 54), à propos de théâtre : »Nous avons en Suisse, bien souvent, des troupes de passage qui nous apportent sur la scène des pièces ignobles, comme celle que l’on joue en ce moment à l’ « Espérance » : Amour et Cie. Ce n’est pas de l’obscénité, c’est de la cochonnerie toute pure, et il y a chaque soir salle comble. Nous nous sommes plaints à la police. Quand une pièce est connue pour être immorale, les comités différents en réfèrent aux autorités compétentes et obtiennent souvent ce qu’ils demandent. C’est ainsi que le comité de Lausanne a fait cesser dernièrement la représentation d’Education de Prince. Sur la demande de la municipalité la direction du théâtre a supprimé les représentations de cette pièce et les a remplacées par d’autres. »
A quibusdam disce omnes.
Nous avons intentionnellement puisé nos exemples dans les rapports écrits de Messieurs les Membres du Congrès international contre la Pornographie. Nous compléterons bientôt cette énumération, d’après les déclarations verbales tombées de la bouche des orateurs, au cours des quatre séances qu’a tenues le Congrès. Mais il fallait que l’on sût, tout de suite, que l’œuvre de ces Messieurs va se continuer désormais, et que les Sociétés anti-pornographiques du monde entier ont décidé d’obéir au mot d’ordre lancé de Genève. Il fallait que l’on sût qu’Education de Prince est une saleté, qu’Aphrodite est une ordure, et que la Morale, dès aujourd’hui, condamne tout cela.
Que ne condamnera-t-elle pas demain ?
P.-S. — Pour les artistes qui croient encore que les Ligues antipornographiques ne poursuivent que la pornographie et qu’elles respectent l’Art, citons cet extrait du rapport de M. Joseph Pappers (pages 13) :
« Pour déclarer qu’une chose est obscène et par conséquent de nature à blesser la morale en général, le juge doit s’inspirer du sentiment du peuple avec lequel il a au moins autant de points de contact que l’artiste. L’artiste qui, par profession, s’occupe de nudités, n’est peut-être pas choqué par des illustrations de ce genre. Mais son opinion ne saurait influer sur le prononcé du jugement. On ne peut pas non plus faire entrer en ligne de compte qu’une illustration est exécutée d’une façon artistique. En dépit de l’art, et souvent même à cause des raffinements artistiques d’une œuvre, le sujet de cette dernière peut agir sur les sens de la façon la plus pernicieuse.On ne peut dire combien les appréciations favorables des artistes ont déjà causé de mal. » M. Bérenger avait déjà dit : L’art n’est pas une excuse.
L’adresse de la Ligue est 111, avenue Victor Hugo-Paris.