Début 2010, La BnF est parvenue à acquérir le manuscrit mythique et très convoité des « Mémoires » du génial Casanova grâce à un généreux mécène anonyme. Quelques plus de 3700 pages ont pu livrer quelques-uns de leurs secrets aux chercheurs, et permettre d’établir l’édition critique dont rêvent les « casanovistes ».
On oublie souvent que le manuscrit du mémorialiste vénitien eut un destin hors du commun. Casanova commença à rédiger ses mémoires en 1789 à la demande du Prince de Ligne.
Cet homme, maréchal du Hainaut, général et chevalier de la Toison d’or, intime de Versailles et de Marie-Antoinette, à la tête d’une immense fortune, fut un des plus fervents admirateurs et ami de Casanova. Ses oeuvres publiées en français entre 1795 et 1809 contiennent les « Fragments sur Casanova » et « Aventures », deux jugements contemporains du Vénitien.
Les lettres qu’il envoya à Casanova pour lui prodiguer quelques conseils sont très touchantes et même on peut dire des déclarations d’amour enflammées. Florilège.
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Juin 1787,
» Adieu, mes chers deux Casanova, j’aime autant celui d’à présent que celui de 36 ans; et si j’étais une femme, je vous le prouverais. Je me détache avec peine de votre corps et de votre esprit, je ne me détacherai jamais de votre cœur, le mien étant tout à vous, mon cher ami.
Je ne sais plus, cher ami, ce que dit et fait ma tête que j’ai toujours eu branlante et branleuse dans toutes les opinions. Mais mon cœur tout haut et tout bas me dit qu’il est à vous; et encore n’est-il pas pur dans ce sentiment, car il y a de l’orgueil à aimer et être aimé d’un homme comme vous, qui faites l’arrière-garde des gens les plus célèbres qui existaient autrefois :
Veni, Vide et Vincam, au Noble jeu de Dam ! «
Vienne, ce 21 mars 1794
» Quel plaisir j’aurai à achever, cet été-ci, ma chère lecture du vôtre (manuscrit). Faites imprimer tout, croyez-moi, en détail, année après année. Gazez vos plaisirs si vous voulez, mais ne les voilez pas. Votre souper des jolis petits abbés de Rome n’est pas plus fort que celui de Trimalcion. Soyez Pétrone, vous qui en même temps êtes souvent Horace, Montesquieu et Jean-Jacques.J’aime mieux le Jacques qui n’est pas un Jean, car vous êtes gai, il est arbitraire. Vous êtes gourmand, il met de la vertu dans les légumes. Vous avez cueilli trente roses de virginité, il n’a cueilli que de la pervenche. Vous êtes reconnaissant, sensible et confiant, il était ingrat et soupçonneux. Vous avez toujours été fouteur…, et ainsi qu’il nous le dit gravement mais avec éloquence, il s’est toujours br… «
Vienne, ce 17 décembre 1794
» Quoique je sois dans l’heureuse situation de ne recevoir, ni de ne donner d’ordre à personne, je me suis avisé de vous en donner un mon cher Casanova: non de par le Roi, mais de par mon coeur; et vous ne m’avez pas obéi.
C’était de ne plus me parler de votre fin qui heureusement est diablement éloignée. Vous vous êtes si bien trouvé de n’être pas châtré, pourquoi voulez-vous que vos ouvrages le soient? Laissez L’histoire de votre vie comme elle est.D’ici à ce que vous la fassiez imprimer, le peu de personnes vivantes ne
le seront plus, ou auront oublié des anecdotes qui s’éloignent d’elles de plus en plus.
Nous n’aurions pas l’Histoire amoureuse des Gaules, si Bussy avait voulu comme vous brûler ses Mémoires. Faites comme moi, vendez-vous de votre vivant, portez votre manuscrit aux frères Walther, à Dresde; qu’ils vous en donnent cent ducats de rente viagère, au moins, il le faut absolument; et quand dans vingt ans vous partirez d’ici, vos charmants mémoires leur en vaudront quatre ou cinq mille pour le moins. Dites que vous les avez brûlés. Mettez-vous au lit. Faites venir un capucin: et qu’il jette quelques rames de papier dans le feu, en disant que vous sacrifiez vos ouvrages à la Vierge Marie.
Mon cher neveu Waldstein s’en désolera, s’il a fait là-dessus une spéculation. Mais une confession générale…votre conscience…un capucin…Walther vous tiendrasûrement le secret. Il me donne deux cents exemplaires de ce qu’il imprime, pour ce qu’il imprimera après ma mort, qui arrivera vraisemblablement à peu près dans le même temps que la vôtre; et peut-être où nous serons nous rirons de la mine des gens qui nous liront. Je ne vous dirai jamais assez mon cher ami, à quel point je vous suis tendrement attaché. »
» Un tiers de ce charmant tome second, mon cher ami, m’a fait rire. Un tiers m’a fait bander, un tiers m’a fait penser. Les deux premiers vous font aimer à la folie, et le dernier vous fait admirer. Vous l’emportez sur Montaigne. C’est le plus grand éloge, selon moi. »
[ Extraits tirés du livre "Prince de Ligne : Pensées, portraits et lettres à Casanova et à la marquise de Coigny". Rivages poche ]