La lune est obèse et le foin sent bon

Publié le 15 août 2011 par Lamusegalante

D’Alfred Jarry, on connaît surtout Ubu Roi et la révolution que cette pièce déclencha dans le monde littéraire et artistique. Mais on connaît beaucoup moins le reste de son oeuvre, dont un  grand nombre de pépites.

Parmi elles « L’amour en visite » écrit en 1898 chez Pierre Fort, un éditeur à la réputation sulfureuse (mais de piètre dimension selon certains), que réédite la collection des Mille et Unes nuits. C’est donc avec une grande curiosité que j’ai parcouru les pages de ce livre qui se révèle d’une beauté étrange, ponctué de scène grivoises (mais pas obscènes), comiques (presque absurdes) et surtout d’une poésie symboliste troublante qui préfigure le surréalisme.

Les sept premiers chapitres du livre nous content, à la manière des « exploits d’un jeune Don Juan » d’ Apollinaire, les aventures de Lucien avec des femmes, auprès desquelles il demande « des petits bénéfices », toujours en équilibre précaire. Perché sur un chéneau, au bord du vide, à quinze ans, il regarde par la fenêtre la bonne Manette,  qui sent « la rose pourrie » mais qui a « de la mine et du chien ».

Devenu soldat, il est invité chez Manon à boire un thé, « la grande horizontale » mais qui aimerait bien être « dégustée par l’inconnu total » ; mais en faisant irruption complètement saoul et en brisant des potiches chinoises, Lucien n’est pas tellement en mesure de briller… Il va ensuite dans l’entresol de la « Vieille dame » qui a faim de chair fraîche et lui a envoyé « une orgie de correspondance accidentelle », mais cèdera-t-il à ses avances quand elle lui dit qu’ « il y a si longtemps que cela ne m’est arrivé et que c’est comme si j’étais vierge » ? Poussé par son oncle, il va demander ensuite quelque faveur administrative à « la grande dame », une duchesse qui a « une taille comme une hampe de drapeau » et des « prunelles de bizarre métal ». Impressionné par « son aspect d’une femme de plus en plus bois » et « l’atmosphère un peu lourde de salon chauffé par l’haleine brulante de bouches aux parfum d’iris », Lucien est incapable de discourir, a « l’envie baroque de bondir par la chambre comme un clown », ressent « des souris » dans les jambes et se laisse empoigner par « l’octuple bras de la pieuvre de la volupté ». Avec Margot, sa petite cousine de douze ans, qui a « le ziste et le zeste de l’innocence », Lucien perd la raison devant sa perversité équivoque. A vingt-cinq ans, les parents de Lucien arrangent son mariage. Lucien rencontre donc sa fiancée, vêtue « en abat-jour empire vieux rose » et qui a « des jeux savants de coquette pour sauterie au piano ». Cette fille lui donne la nausée, mais pour se délivrer du cauchemar, il lui mord brutalement les lèvres, pour lui « donner un baiser à l’état aigu » et « passer par la fenêtre de son cœur ». Finalement, il se retrouve chez le médecin où il monologue sur une maladie à l’origine trouble (celle de l’amour ?) qui serait liée à un dialogue avec un lys dans le jardin d’un couvent, sous « un ciel bleu-outrageux comme le fond d’une assiette de Sèvres ».

On le voit, à travers ces quelques citations, que les trouvailles poétiques sont bien loin des « cornegidouilles » ubuesques. Dans les chapitres qui suivent, qui évoquent d’autres visages de l’amour, Alfred Jarry, bien plus qu’un amuseur public, confirme ses talents poétiques, d’une dimension hermétique. Dans « La Peur chez l’Amour », Jarry tresse un dialogue entre deux entités abstraites. Patrick Besnier écrit dans sa postface qu’ici « Jarry dessine un décor qui fait songer à la peinture « métaphysique » d’un Chirico ». Viennent encore, la visite « Chez la muse », où sous « L’immensité bleue. L’immensité nue. La lune est obèse et le foin sent bon ! », et la visite « Au paradis ou le Vieux de la montagne » où Marco Polo exprime sa passion pour la princesse Belor. C’est chez « Madame Ubu » que s’achève le livre, dans « le gouffre » où « l’humide et le noir s’épandent en libations qui fécondent la terre » et « l’immonde est glorifié ».

« L’amour en visites » est une œuvre singulière, qui si elle montre la maîtrise qu’a Alfred Jarry des mécanisme du théâtre de vaudeville et garde une verve mordante et agressive, se révèle toujours aussi subversive, après un Ubu-Roi qui apporta comme le dit Henry Bauer dans sa chronique de 1896 à l’Echo de Paris « le souffle, le vent de destruction, l’inspiration de la jeunesse contemporaine qui abat les traditionnels respects et les séculaires préjugés.

Alfred Jarry, « celui qui revolver »(Breton), aux «  yeux d’encre ou de mare profonde » (Rachilde) montre dans cet opuscule qu’il est un homme épris d’absolu, qui milita à grand renfort d’absinthe et d’anarchie pour l’établissement d’une dictature de la poésie, sous l’aura d’une chandelle verte.

« L’amour en visites », Alfred Jarry. Editions les contes des mille et une nuits, Fayard 2006

[ Article écrit pour  le magazine des livres de Mai 2007  par Katrin Alexandre]