L’Eden Interdit #Guyotat

Publié le 09 octobre 2011 par Lamusegalante

En Octobre 1970 paraît « Eden Eden Eden » de Pierre Guyotat, chez Gallimard avec trois préfaces de Michel Leiris, Roland Barthe et Philippe Sollers.

Quelques mois après sa parution, une triple interdiction (Journal officiel du 22 octobre 1970) par arrêté du ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin vient frapper Éden, Éden, Éden : interdiction de vente aux mineurs de moins de dix-huit ans ; interdiction à l’affichage et à l’exposition ; interdiction de publicité.

Une pétition internationale est lancée par Jérôme Lindon, directeur des Éditions de Minuit et membre d’une « commission de contrôle et de surveillance des œuvres destinées à la jeunesse » qui n’a pas été consultée, pour défendre ce roman et son auteur. Elle est signée par Roland Barthes, Simone de Beauvoir, Pierre Boulez, Michel Leiris, Dionys Mascolo, Claude Mauriac, Nathalie Sarraute, Jean-Paul Sartre, Claude Simon, Michel Butor, Jean Cayrol, Jacques Derrida, Marguerite Duras, Michel Foucault, Claude Ollier, Roger Pinget, Marcelin Pleynet, Alain Robbe-Grillet, Maurice Roche, Philippe Sollers, Paule Thévenin, Jean Thibaudeau, François Wahl, Kateb Yacine.
Une question orale de François Mitterrand à l’Assemblée Nationale, une intervention écrite du président Pompidou auprès de son ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin, resteront sans effet.

La triple interdiction sera levée dix ans plus tard (Journal officiel du 10 janvier 1982) par un arrêté du ministre de l’Intérieur Gaston Defferre, suite à une lettre ouverte de Pierre Guyotat publiée dans Le Matin du 1er décembre 1981.

« Littérature interdite » de Guyotat  (Gallimard, 1972) en rassemble le dossier.

Retour sur «l ’Affaire Guyotat. »

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« /Les soldats, casqués, jambes ouvertes, foulent, muscles retenus, les nouveaux-nés emmaillotés dans les châles écarlates, violets : les bébés roulent hors des bras des femmes accroupies sur les tôles mitraillées des G.M.C. ; le chauffeur repousse avec son poing libre une chèvre projetée dans la cabine ; / au col Ferkous, une section du RIMA traverse la piste ; les soldats sautent hors des camions ; ceux du RIMA se couchent sur la caillasse, la tête appuyée contre les pneus criblés de silex, d’épines, dénudent le haut de leur corps ombragé par le garde-boue ; les femmes bercent les bébés contre leurs seins : le mouvement de bercée remue renforcés par la sueur de l’incendie les parfums dont leurs haillons, leurs poils, leurs chairs sont imprégnés : huile, girofle, henné, beurre, indigo, soufre d’antimoine – au bas du Ferkous, sous l’éperon chargé de cèdres calcinés, orge, blé, ruchers, tombes, buvette, école, gaddous, figuiers, mechtas, murets tapissés d’écoulements de cervelle, vergers rubescents, palmiers, dilatés par le feu, éclatent : fleurs, pollen, épis, brins, papiers, étoffes maculées de lait, de merde, de sang, écorces, plumes, soulevés, ondulent, rejetés de brasier à brasier par le vent qui arrache le feu, de terre ; les soldats assoupis se redressent, hument les pans de la bâche, appuient leurs joues marquées de pleurs séchés contre les ridelles surchauffées, frottent leur sexe aux pneus empoussiérés ; creusant leurs joues, salivent sur le bois peint ; ceux des camions, descendus dans un gué sec, coupent des lauriers-roses, le lait des tiges se mêle sur les lames de leurs couteaux au sang des adolescents éventrés par eux contre la paroi centrale de la carrière d’onyx ; les soldats taillent, arrachent les plants, les déracinent avec leurs souliers cloutés ; d’autres shootent, déhanchés… »

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« J’ai déchargé tout mon jus de nuit… »

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Il y aura scandale…  Michel Foucault

« Ce livre, vous le savez bien, sera moins facilement reçu que le « Tombeau ». Il y manque ce bruit de guerre qui avait permis à votre premier roman d’être entendu. On veut que la guerre ne soit qu’une parenthèse, le monde interrompu ; et à cette condition on admet que tous les extrêmes s’y rencontrent. Je me demande si le « Tombeau » n’est pas passé à la faveur d’une fausse dramatisation ; on a dit : c’est l’Algérie, c’est l’occupation, alors que c’était le piétinement de toute armée, et le brouhaha infini des servitudes. On a dit : c’est le temps où nous étions coupables, nous nous y reconnaissons, nous voilà donc innocents, alors que ces coups, ces corps, ces blessures dans leur nudité, loin d’être une image de la morale, valaient pour le signe pur de la politique. A l’abri de la grande excuse guerrière, ce que vous racontiez nous parvenait allégé comme un chant du lointain. Votre triple « Eden » reprend le même discours, mais à la plus petite distance possible, au-dessous des limites de l’accommodation. On ne peut plus voir, on ne peut plus imaginer le lieu où vous parlez et d’où nous viennent ces phrases, ce sang : brouillard de l’absolue proximité.
Le « Tombeau », malgré l’apparence, était hors chronologie : on l’a méconnu en essayant d’y inscrire une date. « Eden » (par définition) est hors lieu ; mais je pense, bien qu’on essaiera de le réduire en lui trouvant une patrie : ce sera le corps (le corps, c’était, dans la pensée d’hier, une élégance « matérialiste » pour sauver le sujet, le moi, l’âme). Pourtant c’est d’en deçà du corps que votre texte nous arrive : surfaces, éclatements, ouvertures – blessures, vêtements et peaux qui se retournent et s’inversent, liquides blancs et rouges, « ruissellement du dehors éternel ».
J’ai l’impression que vous rejoignez par là ce qu’on sait de la sexualité depuis bien longtemps mais qu’on tient soigneusement à l’écart pour mieux protéger le primat du sujet, l’unité de l’individu et l’abstraction du « sexe » : qu’elle n’est point à la limite du corps quelque chose comme le « sexe », qu’elle n’est pas non plus, de l’un à l’autre, un moyen de communication, qu’elle n’est pas même le désir fondamental ou primitif de l’individu, mais la trame même de ses processus lui est largement antérieure ; et l’individu, lui, n’en est qu’un prolongement précaire, provisoire, vite effacé ; il n’est, en fin de compte, qu’une forme pâle qui surgit pour quelques instants d’une grande souche obstinée, répétitive. Les individus, des pseudopodes vite rétractés de la sexualité. Si nous voulions savoir ce que nous savons, il faudrait renoncer à ce que nous imaginons de notre individualité, de notre moi, de notre position de sujet. Dans votre texte, c’est peut-être la première fois que les rapports de l’individu et de la sexualité sont franchement et décidément renversés ; ce ne sont plus les personnages qui s’effacent au profit des éléments, des structures, des pronoms personnels, mais la sexualité qui passe de l’autre côté de l’individu et cesse d’être « assujettie ».
En approchant de ce point vous avez été contraint de dépouiller ce qui rendait le « Tombeau » accessible ; il vous a fallu faire éclater toutes les formes et tous les corps, accélérer toute la grande machinerie de la sexualité et la laisser se répéter sur la ligne droite du temps. Vous vous promettez, je le crains (j’allais dire : je l’espère, mais c’est trop facile quand il s’agit d’un autre) bien de l’opposition… Il y aura scandale, mais c’est d’autre chose qu’il s’agit. »

Michel Foucault, Le Nouvel Observateur du 7 septembre 1970.

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« Éden, Éden, Éden doit – devrait – être lu hors de toute notion de représentation [...], de toute menace d’écœurement – les tenants de la « littérature tranquille » fantasment sur la notion de représentation. Je n’ignore pas que ce texte peut troubler, mais la mesure la plus salutaire dans cet ordre des choses serait de replacer dans ses limites historiques, dès le primaire, le concept de représentation, donc de rendre au texte ce qui appartient au texte et d’en produire l’analyse la plus rigoureuse. La censure, fatalité liée à la fatalité de la représentation, se trouverait alors déplacée. [...] De toute manière, la « monstruosité » de Éden, Éden, Éden annule, devrait annuler, d’emblée, tout réflexe de représentation, ou toute pause permettant une résolution organique limitée du fantasme représentationnel, effet de la tentative d’appropriation du texte » (Littérature interdite, Pierre Guyotat, Gallimard)

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