Cet amour là

Publié le 15 octobre 2011 par Lamusegalante

Pour Marina Tsvétaïéva dont l’âme, la vie et les écrits pourraient s’inscrire dans la constellation céleste des poètes martyrs russes, seul comptait la quête absolue, conquérante, indomptable de  la flamme de l’amour. Toute sa vie brûla de passions obsessionnelles et d’amours épistolaires qu’elle écrit avec sa voix sauvage et passionnée.

L’amour entre femmes ne lui fut pas étranger, en vivant une courte et violente passion avec la poétesse russe  Sophia Parnok, puis une aventure platonique avec l’actrice Sophie Holliday. Mais c’est à la femme de lettre américaine Natalie Clifford Barney, ouvertement lesbienne et qui brilla dans le Tout Paris des années 30, qu’elle s’adresse dans sa « Lettre à l’amazone, mon frère féminin », en réponse aux « Pensées d’une Amazone » (1918) où l’insatiable  et conquérante séductrice (gratifiée de ce surnom d’ « Amazone » par l’élégant Remy de Gourmont, qui succomba à ses charmes hypnotiques) clame sa quête de beauté, de sensualité et de liberté sans entraves morales, dans ses amours saphiques.

A celle-ci qui n’éprouvait aucun besoin de maternité, Marina Tsvétaïéva lui demande simplement de l’écouter. « C’est une blessure droit au cœur que je vous porte, au cœur de Votre cause, de Votre croyance, de Votre corps, de Votre cœur ». Elle lui fait part de cette lacune immense dans son Livre: l’Enfant.

Cette lettre qu’elle écrit à Natalie C. Barney, dont elle se sent « proche comme tout être unique, et surtout comme tout être unique féminin » se déroule comme un conte d’amour, de vie et de mort, dédié à celle qui rencontre « une autre moi, une elle », « celles qui ont l’air le plus âme », à ces amantes éternelles qui n’ont que le présent de leur amour, et pas d’avenir. Car si deux femmes qui s’aiment forment un couple « d’entité parfaite », cette entité est « trop entière », cette « unité trop une ». « Le seul point faillible, le seul point attaquable, la seule brèche », c’est le besoin de l’enfant.

Alors dans le conte, il y a la jeune fille et l’aînée : il y a celle qui craint l’homme, allant vers la femme et voulant l’enfant, qui préfèrera quitter l’Aînée et aller vers l’Ennemi (l’homme), préférant l’enfant à l’amour ; il y a celle – « l’éternelle inféconde », « la race maudite » – qui dans la splendeur de sa maturité et sa vieillesse, « pure par orgueil », mourra seule et ne renoncera jamais à « la splendide noirceur, à la noire et ronde brûlure du feu de joie d’antan ».

Sans jamais mettre d’étiquettes en parlant de saphisme, de tribadisme ou d’homosexualité féminine, Marina fait de « cet amour-là » un amour universel. Cette lettre est un long poème superbe et poignant, où comme dans tous ses écrits, la poétesse rend inséparable l’écriture de sa vie. Car qui mieux que Marina Tsvétaïéva peut parler de la blessure de l’enfant, elle qui perdit sa fille Irina en 1920, morte de malnutrition ? Qui peut mieux qu’elle épouser la Cause de Natalie C. Barney, elle qui puisa toute sa force poétique dans l’adversité et voulut pour l’amour prendre tous les risques jusqu’à  faire ses épousailles avec l’impossible ?

Devant le sortilège de cette œuvre incandescente, jetée dans la tourmente de l’histoire, on ne peut qu’abdiquer à sa volonté forcenée de faire de l’Amour, entre exaltation et ascèse, un état de haute tension poétique. On ne peut rester qu’émerveiller, comme le dira Boris Pasternak de ses écrits, de « ce puits de force et de pureté ».

Marina Tsvétaieva, « Mon frère Féminin – Lettre à l’Amazone ». Le Petit Mercure, Mercure de France.

Cet article a été publié dans leLe Magazine des Livres, Janvier 2008
Par Katrin Alexandre