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1986. J’ai vingt ans, je suis étudiant en école de commerce. Une pouponnière de futurs dirigeants qui vantent la liberté en économie mais se révèlent très conservateurs en matière de mœurs. Un monde « hétéronormé » qui assume de porter haut les valeurs familiales traditionnelles. Le sida fait déjà ses ravages mais, pour mes coreligionnaires, à l’évidence, il s’agit d’une réalité exotique, qui ne les concerne pas du tout puisqu’elle n’atteint que ces déviants que sont les gays, les drogués, les noirs. Un soir, la conversation roule sur le sujet. Mon orientation étant connue, les participants s’obligent, au départ, à une forme de compassion, qui me fait l’effet d’une pièce de monnaie jetée dans la soucoupe d’un mendiant. Refusant cette aumône, je fais monter le ton de la conversation. À un moment, la sanction tombe : « Vous, de toute façon, vous ne devriez pas avoir la parole, vous portez la mort. » C’est un vous qui, au-delà de moi, vise toute la communauté homosexuelle, et la dépeint comme une réunion de dépravés, de malades, d’assassins. Les gens qui m’entourent ont eux aussi tous vingt ans. J’ai le souffle coupé. Une sensation inoubliable, le souffle coupé.
2001. Je viens de publier mon premier roman, qui dépeint la relation passionnée, dénuée de culpabilité, entre deux garçons, l’un de seize ans, l’autre de vingt, au cœur d’une époque troublée. Le livre reçoit un bel accueil critique et public. Mais ce qui me touche le plus, c’est une lettre arrivée un matin. Elle est signée d’un Thomas, à peine sorti de l’adolescence, ayant grandi en province. Les mots sont simples et terribles : « J’avais décidé de me tuer. Et puis, j’ai lu votre roman. Et je suis resté du côté de la vie. » C’est effrayant de songer qu’un livre puisse avoir un tel pouvoir. Et plus effrayant encore d’imaginer que, sans un livre, peut-être, sans les mots d’un autre, d’un aîné, un garçon de France aurait cédé aux humiliations, aux menaces. Et disparu. Et la mort d’un seul garçon, pour cette raison-là, c’est l’écroulement du monde.
2013. Je suis assis à l’arrière d’un taxi, à côté de mon compagnon. Nous évoquons l’anniversaire prochain de celui qui partage ma vie. Il s’agit d’une conversation ordinaire, comme en ont tant de couples. Rien de scandaleux dans nos propos, des considérations sur le choix d’un restaurant. Mais pour qui écoute, pas de doute : nous formons bel et bien un couple. Soudain, le chauffeur stoppe son véhicule et nous ordonne de descendre. Comme je ne comprends pas sa brusque requête, il se retourne vers moi : « Tu as très bien saisi. Tu descends maintenant. Sinon, je t’explose la gueule. Et celle de ta petite copine aussi. » Nous obtempérons aussitôt. Par peur, nous ne nous opposons pas à lui. Il nous abandonne sur un trottoir, avec cette peur et avec la honte. Je croyais que ça ne pouvait plus arriver, en 2013, et à mon âge, la peur et la honte.
Pour ces trois souvenirs et quelques autres, j’écris.
Pour ceux qui sont morts, il y a longtemps, dans l’infamie, j’écris.
Pour les garçons et les filles qui vivent terrorisés, dans le secret, j’écris.
Pour ceux qui ont dû mentir, courber l’échine, nier leur identité, pour simplement continuer à exister, j’écris.
Contre les cons, oui les cons, contre les obscurantistes, les arrogants, les défenseurs d’un monde révolu, j’écris.
Ça n’est pas assez, d’écrire, bien sûr. Mais ça existe. C’est un caillou dans leur chaussure. Une fissure dans leurs certitudes.
Extrait du livre "Les lucioles"
Editions Des ailes sur un tracteur - 12 juin 2014. Au bénéfice du Refuge.
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