Entrevue avec Robert Tessier, auteur de Le matin des magiciennes et de Le fil de Marie-Anne, entre deux eaux
Après avoir publié une série d'ouvrages scientifiques, vous avez opté pour le roman à suspense avec deux bouquins publiés aux Éditions Point de fuite. Qu'est-ce qui a motivé cette nouvelle orientation au niveau de l'écriture?
J'avais développé le goût d'écrire, mais l'écriture scientifique est très exigeante. Il faut tout appuyer, tout démontrer. Cette rigueur a fini par me peser et j'ai plutôt choisi de laisser libre cours à mon imagination. L'écriture de fiction est pour moi une expérience de liberté. Tout doit y être cohérent bien sûr, mais on peut y inventer les personnages et les situations que l'on veut. Je trouve que c'est un exercice libérateur.
Quel est, selon vous, le défi le plus important au niveau du roman à suspense?
Le défi principal d'un roman à suspense selon moi est de dévoiler aux lecteurs des vérités sur l'issu de l'intrigue tout en faisant en sorte qu'il soit surpris par le dévoilement final qui doit malgré tout être parfaitement logique par rapport à tout ce qui a précédé. Le mystère doit sembler s'éclaircir pour s'assombrir à chaque nouveau pas jusqu'à l'explication ultime et c'est ce jeu d'ombres et de lumières qui captive le lecteur et l'amène à vouloir découvrir la fin.
Quelle a été votre source d'inspiration pour les héros de La chevauchée des hippocampes et de Les dessous du paradis?
L'idée m'est venue après avoir vu un reportage sur la cryogénie. Des personnes paient des fortunes pour se faire congeler en attendant que la science sache les guérir. De moins fortunés ne font congeler que leur tête dans l'espoir de revivre un jour. C'est ce point qui m"a intrigué. D'où pourraient venir les corps dont ces têtes auront besoin éventuellement? Et ce, sans compter qu'il faudra avoir développé une technique parfaite de greffe pour brancher le tout. J'ai imaginé des personnages qui vivent une situation dramatique comparable et qui tentent de répondre à ces questions.
Le matin des magiciennes contraste de façon étonnante avec vos deux romans à suspense. Qu'est-ce qui a motivé ce roman à caractère plus éducatif?
Le matin des magiciennes tente d'expliquer d'un point de vue sociologique et historique la prolifération des cas de travestisme et de transsexualité dans le monde depuis un siècle. À travers une histoire, il est très instructif à ce sujet. Ce thème était cependant déjà présent dans mes deux premiers romans, mais, au lieu d'être central, il apparaissait en tant qu'intrigue secondaire. J'ai voulu lui accorder une plus grande place dans mon troisième roman. Mais oui, vous avez raison, il y a dans ce roman une volonté éducative sur une réalité plus présente qu'on le croit et concernant laquelle il y a une énorme ignorance.
Ce troisième roman traite de l'épineux problème de l'environnement de façon abondante. Vous considérez-vous écologiste et passionné par les enjeux reliés à l'environnement?
Dans ma carrière universitaire, tout en étant sympathique à la cause, j'ai étudié l'écologisme plus que j'ai été écologiste. Il s'agissait pour moi de comprendre les raisons de la montée des préoccupations environnementales dans notre société. Cela m'a rendu sensible à certaines questions, dont celles qui sont traitées dans Le matin des magiciennes et qui sont peu connues malgré tout l'engouement autour de l'écologie. Il s'agit en particulier de la pollution par des produits qui agissent comme des oestrogènes dans notre environnement et qui affectent les êtres vivants, y compris les humains, en les féminisant ou, tout au moins, en diminuant leur virilité.
Dans Le matin des magiciennes, nous faisons également la connaissance d'une jungle urbaine des plus disparates. Quels sont les rôles des diverses héroïnes de votre roman?
Pour répondre à certaines questions qu'elles se posent sur le phénomène, deux jeunes femmes plongent en effet dans l'univers plus ou moins marginal des travestis et des transsexuelles de Montréal dont elle découvre la diversité tout en croisant au passage évidemment des personnages homosexuels. C'est avec elles que le lecteur apprend beaucoup de choses sur ce milieu.
Plusieurs établissements de la communauté gaie sont bien représentés dans ce roman. Qu'ajoutent-ils à l'intrigue principale?
Mes héroïnes font d'abord une recherche documentaire sur le phénomène dont elle découvre l'ampleur et elles sentent le besoin de compléter leurs données plutôt théoriques par une recherche de terrain. Elles font donc le tour de différents endroits où évoluent les travestis et les transsexuelles à Montréal. Même si les noms ont été changés, on reconnaît assez bien ces endroits qui montrent la grande diversité du phénomène.
Le travestisme et la transsexualité sont abordés sur tous les fronts dans cet ouvrage. Pourquoi avoir choisi d'élaborer sur un sujet aussi marginal et méconnu?
Précisément parce qu'il est méconnu et parce qu'il n'est pas si marginal qu'on peut le croire. Les statistiques par pays, qui apparaissent d'ailleurs dans le roman, montrent toute l'ampleur et la croissance du phénomène qui mérite donc qu'on s'y arrête. C'est le sociologue en moi qui a été fasciné par le sujet et par ce qu'il peut nous apprendre sur notre société.
Le fil de Marie-Anne, entre deux eaux semble être la suite logique de Le matin des magiciennes. Pourquoi avoir ainsi approfondi le sujet du travestisme?
Le matin des magiciennes a été apprécié pour l'histoire et les informations qu'il apportait. Il est très factuel et adopte un point de vue d'observateur, de l'extérieur du phénomène. Une des remarques qui m'ont été faites par certains lecteurs est qu'ils auraient aimé en savoir plus sur la personne transgenre qui accompagne les universitaires dans leur recherche tout au long du roman. Ils auraient souhaité avoir une vision du phénomène de l'intérieur. C'est pourquoi, dans Le fil de Marie-Anne, entre deux eaux, un cas a été approfondi d'un point de vue psychologique.
En quoi ce quatrième roman diffère-t-il de tous les autres que vous avez publiés?
Les autres ont tous des contenus s'appuyant sur les sciences pures : la biologie dans le cas de La chevauchée des hippocampes, la physique dans Les dessous du paradis (il y est question entre autres de la théorie de la relativité), la chimie dans Le matin des magiciennes. Dans chaque cas, les récits font plus ou moins dans la science-fiction en portant des possibilités scientifiques à leurs limites. Rien de cela dans Le fil de Marie-Anne, entre deux eaux. Bien qu'il y soit question des certaines théories psychologiques, essentiellement, le récit repose sur un témoignage, sur du vécu.
L'introspection de Marie Anne décoiffe à plus d'un égard. En quoi le roman psychologique représente-t-il un défi en soi?
Presque tout le roman consiste en un monologue d'une personne transgenre, ponctué de questions ou de remarques de son psychologue. Il y a donc peu ou pas d'action. Il faut alors un contenu dense et riche pour intéresser le lecteur tout le long du livre. Je ne voulais surtout pas ennuyer. Il semble que ce fut réussi. Mes lecteurs me disent plutôt que je n'aurais pas du craindre d'étirer la sauce sur chaque sujet abordé. En fait, ils en redemandent en refermant le livre. Je crois donc avoir bien relevé le défi.
Quel sera le nouveau projet sur lequel planchera Robert Tessier en 2013?
Le défi d'intéresser sera encore plus grand. C'est ce qui me motive en tant qu'ex-enseignant. Le contenu sera cette fois essentiellement philosophique et consistera en une sorte de dialogue purement intérieur sur la base d'une série d'aphorismes lus dans un carnet trouvé sur un banc de parc par le personnage principal. J'en prévois la sortie en 2014.
Avez-vous d'autres projets artistiques en vue?
Je fais aussi de la musique et il m'est arrivé de donner des spectacles de chansons avec ma guitare. Mais je ne peux me consacrer qu'à un art à la fois. Cela exige trop de concentration. Je n'ai pas donné de spectacles depuis deux ans, car j'ai publié deux romans. Je reviendrai sans doute à la musique un jour, mais je ne sais pas quand. Pour l'instant, je ne veux pas retarder ma production littéraire en cours.
Le matin des magiciennes, Les Éditions de l’étoile de mer, 2011, 144 pages