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Kechiche : humaniser les groupes marginalisés

Par Beaguillart

Kechiche : humaniser les groupes marginalisésLorsqu’Abdellatif Kechiche s’est vu remettre la Palme d’or en mai dernier pour son film La vie d’Adèle : chapitre 1 et 2, la presse souligna rapidement que ce film, qui raconte un amour saphique joué par Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux, était le premier à valoir la consécration cannoise à un cinéaste pour une œuvre à caractère LGBT. Une mise en contexte aidant à comprendre une œuvre artistique, la filmographie antérieure de Kechiche, ses codes, techniques et approches récurrentes, méritent d’être examinés afin de mieux apprécier La vie d’Adèle, attendu en salle le 9 octobre prochain autant en Europe qu’au Québec.

Dans La faute à Voltaire, son premier film apparu en 2000, Kechiche nous présente un jeune Tunisien qui débarque clandestinement à Paris. On y suit son parcours et plus particulièrement sa rencontre de gens tout aussi extérieurs à cette société parisienne quoiqu’eux n’en soient pas officiellement clandestins : clochards, réfugiés et personnes vivant avec des troubles psychiatriques, notamment. Dès ses débuts, Kechiche porte sa caméra sur des groupes souvent marginalisés par la société majoritaire.

Ce choix se répétera à travers l’exploration des dédales amoureux d’un groupe d’ados dans L’esquive, en 2003, de même que dans La graine et le mulet quatre ans plus tard, qui nous projette au sein d’une famille d’immigrés. Cette constance chez Kechiche atteint des sommets dans Vénus noire lorsqu’il retrace en 2010 la vie de Saartjie Baartman, femme africaine issue de la tribu Khoïkhoï. Les femmes de cette tribu ayant une physionomie distinctive, Baartman servit de bête de foire à Londres et à Paris. Elle termina sa vie prostituée après quoi ses restes furent exposés au musée de l’Homme à Paris jusqu’en 1974. Suivant ce parcours, que Kechiche poursuive son œuvre avec une relation homosexuelle, particulièrement dans la conjoncture politique actuelle en France, ne surprend pas.

Mais attention! Les artistes qui présentent des personnages issus de groupes marginalisés tendent à vouloir susciter de l’empathie à leur endroit. Au cinéma, pensons entres autres à Rain Man (autisme), Brokeback Mountain (homosexualité), Ben X (syndrome d’asperger) ou Laurence Anyways (transsexualité). Kechiche ne se contente pas d’éveiller de l’empathie pour ses protagonistes : il veut les humaniser. La nuance est à la fois subtile et immense.

L’empathie amène à se mettre dans la peau d’autrui, à comprendre sa situation. Au final, cependant, on demeure soi-même et l’autre demeure l’autre. À ce titre, l’empathie construit un pont entre soi et l’autre, permettant de le joindre mais seulement temporairement, car il faut éventuellement revenir de son côté. L’humanisation consiste plutôt à rendre le pont inutile, à ensevelir le fossé, sous prétexte que la différence entre soi et l’autre ne justifie pas cette séparation entre deux êtres (humains).

Formulé autrement, l’empathie vise à comprendre ce qui est spécifique (et différent) chez l’autre. L’humanisation sous-entend que ce qui est spécifique à l’autre nous ramène souvent à des territoires communs à tous. Sans porter de jugement, positif ou négatif, sur cette approche de Kechiche, il faut reconnaître que ce procédé est plus radical, et forcément plus difficile à faire face, que l’empathie.

Cette démarche, fortement susceptible d’être reprise dans La vie d’Adèle, se manifeste de différentes façons dans chacun des quatre premiers films de Kechiche. On la constate d’abord dans sa mise en scène naturaliste. Les décors réalistes reflètent entièrement l’esprit des lieux où se déroule l’histoire. Les acteurs, souvent non-professionnels, livrent des interprétations pures, dont la force et la justesse sont amplifiées par l’ultra-vraisemblance des dialogues.

Une des premières scènes de L’esquive offre un parfait exemple de l’effet d’une telle mise en scène. Deux adolescentes se disputent à propos de la présence d’un camarade de classe à leur répétition d’une pièce de théâtre. Cette chicane nous installe immédiatement au cœur de la banlieue parisienne et nous renvoie directement aux préoccupations juvéniles. Le spectateur n’est pas simplement témoin de la scène, il en fait partie.

Comme pour plusieurs cinéastes, la caméra demeure néanmoins l’outil préféré de Kechiche. Sa captation d’images reproduit le réalisme de sa mise en scène, qui représente l’angle d’un spectateur impliqué dans les évènements. Kechiche réussit cet effet notamment par les mouvements furtifs de la caméra, qui reflètent l’œil en mouvement, et par l’abondance de gros plans, qui empêchent le spectateur de se dissocier de l’action. Dans La graine et le mulet, une scène de repas familial donne l’impression d’être réellement assis autour de cette table surpeuplée et de partager un moment d’intimité privilégié. Plus loin, une intense crise de larmes d’un membre de cette famille plonge le spectateur dans un profond et douloureux malaise.

Puisque Kechiche filme de la même façon que l’humain observe, sa technique trouve son plein potentiel lorsqu’il capte des corps en mouvement, sa caméra épousant ces corps merveilleusement. Les performances dansantes de Hafzia Herzi et Yahima Torres, respectivement dans La graine et le mulet et Vénus noire, sont véritablement propulsées devant nos yeux. À ce sujet, les échos médiatiques de La vie d’Adèle relaient l’existence d’une longue et controversée (pour des raisons débordant du présent texte) scène érotique entre les deux actrices principales. On peut soupçonner que l’œil de Kechiche pour filmer les corps y est pour quelque chose.

Dans La vie d’Adèle, il faut donc s’attendre à ce que Kechiche apporte une voix distinctive dans la représentation de l’homosexualité au grand écran à travers l’humanisation de ces deux femmes amoureuses l’une de l’autre. S’il est fidèle à ses précédents films, il nous les montrera sans pitié ni complaisance à travers leurs qualités, leurs défauts, leurs joies, leurs colères, leurs doutes et leurs quotidiens, et ce, sans jamais chercher à nous les rendre particulièrement attachantes, mais simplement humaines.


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