05. shortbus (usa - 2006)

Par Daniel
Derrière les masques :

SHORTBUS (2006) de JOHN CAMERON MITCHELL SHORTBUS AVIDE OU COMMENT FAIRE SON PLEIN

Un film analysé et décrypté par
Marc-Jean Filaire

Enseignant en Lettres modernes à l’université de Nîmes


Fiche technique :

Avec : Sook Yin Lee, Paul Dawson, Lindsay Beamish, PJ Deboy, Raphael Barker, Jay Brannan, Peter Stickles, Alan Mandell, Adam Hardman, Ray Rivas, Bitch, Shanti Carson, Justin Hagan, Jan Hilmer, Stephen Kent Jusick, Yolonda Ross, Jed Samson, Daniela Sea, Miriam Shor, Rachael Cyna Smith, Paul Oakley Stovall, Lex Vaughn, Justin Bond. Réalisation : John Cameron Mitchell. Scénario : John Cameron Mitchell et le collectif de comédiens. Image : Frank DeMarco. Montage : Brian A. Kates. Musique : Yo La Tengo.

Durée : 102 mn. Disponible en VO, VOST et VF.


Le film Shortbus semble faire état d’une libération sexuelle qui serait le propre de l’époque contemporaine et dont la boîte de nuit de Justin Bond poserait le cadre idéal. Cependant, par la focalisation qu’il exerce sur quelques personnages en particulier, le scénario tend à montrer que vers ce lieu hors normes convergent une multitude d’êtres en crise et aux prises avec leur sexualité. Sous les apparences de la liberté acquise persiste une inquiétude qui touche toutes les sexualités et dont l’ambiance festive du Shortbus ne peut effacer la réalité. Justin Bond ne dit-il pas lui-même en regardant ces clients faire l’amour : « C’est comme dans les années 60, l’espoir en moins » ? Tous ceux qui viennent là sont avides/à vide d’illusion(s) et d’un plaisir – pascalien divertissement – qui estomperait la vacuité du monde extérieur miné par un Ennui chronique, une désespérance ontologique à la nature humaine. Monter dans le Shortbus, car scolaire spécial « pour les surdoués et les déficients », aide à avancer vers le dépassement de la crise individuelle mais ni l’itinéraire ni le terminus ne sont pas les mêmes pour chacun.

La place du mort

Le premier personnage qui apparaît au début du film est James, ancien call boy devenu maître nageur et vivant en couple avec Jamie ; malgré l’amour que lui porte ce dernier et dont il est tout à fait conscient, James prépare son suicide et son remplacement au sein de son couple. La démarche entreprise de voir une conseillère conjugale avant d’« ouvrir » leur couple à un troisième homme n’est qu’une tactique de James pour permettre une transition moins douloureuse à Jamie, qu’il ne souhaite pas laisser seul après sa mort. Malgré son traitement médical, James vogue dans un état de dépression qui paraît sans cause apparente mais dont la souffrance est ancienne et préexiste certainement à ses années de prostitution. Sa douleur se structure autour d’un vide intérieur qu’il ne peut combler et que sa relation de couple ne parvient pas à estomper. Au contraire même, l’omniprésence de Jamie, toujours prévenant, contribue à entretenir le sentiment d’être dépossédé d’une place réelle dans le monde ; Jamie aimerait que James pense à lui quand il se masturbe ; Jamie finit les phrases de James dans le cabinet de Sofia ; Jamie ne veut pas trouver un amant dans la boîte de nuit si James n’en trouve pas. À vouloir être le compagnon parfait, Jamie contribue a occuper la place que James peine à remplir, oubliant que, pour sortir de l’état dépressif, il faut une volonté et une prise en charge personnelles. La scène d’autofellation du début montre de manière visuelle le repli de James sur lui-même, dont le corps dessine une spirale, métaphore de son état d’esprit.

C’est au cours de la conversation avec Severin que l’on perçoit mieux le désespoir du personnage qui rappelle qu’à l’époque où il vendait son corps, il connaissait sa valeur, définie par le tarif de la passe. En réalité, James connaissait son prix financier et non sa valeur intrinsèque ; présentement, il ne sait plus ce qu’il vaut, ce qui revient à croire qu’il ne vaut rien et qu’il pourrait être remplacé par un autre dans les bras de Jamie sans que celui-ci perde au change. Dans une société où tout peut se négocier, c’est la valeur humaine qui n’a plus de cote. L’être disparaît derrière l’argent, les sentiments sont estimables en prix, comme cela apparaît avec humour lorsque après avoir giflé Jamie Sofia dit qu’elle ne lui fera pas payer la séance de thérapie ; l’impact émotionnel est considéré comme effaçable en échange d’un somme établie. On peut se demander alors si l’homosexuel n’a pas le devoir de payer son intégration sociale, si finalement le libéralisme économique ne s’étend pas à l’orientation sexuelle : connaître le bonheur dans l’amour, homosexuel ou hétérosexuel, ne dépendrait-il que d’un investissement ? Ce n’est pas la thèse soutenue par John Cameron Mitchell, qui met en garde contre ce débordement déshumanisant d’une société consumériste. La suite du film estompe d’ailleurs progressivement la question de l’argent qui ne réapparaît temporairement que dans la bouche de Rob, lequel souffre d’être au chômage mais qui progresse dans sa crise personnelle sans faire appel à un quelconque financement. Quant à James, pour échapper à sa propre spirale autodestructrice, il lui faut découvrir qu’il a une valeur inestimable et une place à tenir mais aussi que son suicide pourrait ouvrir des béances dévastatrices chez ceux à qui il manquerait.


Plein de vides

C’est donc au Shortbus que se réunissent nos personnages en quête d’eux-mêmes. Là, ils rencontrent tous les types de sexualité en un lieu où chacun est libre d’être pleinement lui-même. L’espoir motive l’entrée dans la boîte de nuit mais celle-ci ne garantit pas la résolution par magie des crises personnelles. Le Shortbus ne fournit que l’espace où chacun peut apporter sa béance affective, sexuelle, sociale pour se sentir momentanément moins seul. Rob n’y trouve pas d’emploi, Severin est toujours célibataire à la fin du film mais James peut y revenir apaisé et Sofia fait la rencontre qui lui permet d’accéder à l’orgasme tant espéré. Le lieu composite est la réalisation topographique et symbolique de ceux qui viennent y chercher refuge : il est composé d’une multitude de petites pièces plus ou moins thématiques, de vides disponibles et susceptibles d’être remplis par des êtres eux-mêmes porteurs d’un vide affectif qu’ils cherchent à occuper d’une présence, celle d’un autre aimé, celle de soi si peu aimé. Que ce soit la salle « Du sexe, pas des bombes » ou le « Palais des chattes », ces lieux n’existent et ne prennent sens que par la présence de ceux qui les occupent, leur raison d’être n’advient qu’à travers la réalité des personnes qui s’y trouvent réunis et unis dans un esprit de communion. Même le placard trouve sa nécessité et prend tout son sens grâce à la scène où James et Severin échangent quelques mots d’une rare sincérité : il convient pour chacun d’eux de sortir du placard, d’assumer leurs peurs et de les affronter, alors même que cet espace confiné – image de leur enfermement psychologique – les rassure un moment en créant une intimité qu’exacerbent leurs liens avec la prostitution.

D’autres espaces étroits relaient le Shortbus et offrent aux personnages des cellules de repli ou de solitude : le caisson d’isolement rapproche Severin et Sofia mais cette dernière est seule dans sa salle de bains trop petite pour s’allonger afin de se donner du plaisir ; de même, la chambre de Caleb est un espace étriqué où un homme habite seul depuis deux ans et vit une relation amoureuse par procuration voyeuriste ; de façon encore plus forte, la pièce louée par Severin pour entreposer ses affaires est un espace clos, où tous les éléments cosy de décoration ne peuvent compenser la vacuité affective dont souffre la jeune femme qui rêve d’une maison avec un chat à caresser. Ces cellules symboliques de vide, où un personnage s’enferme et souffre d’une béance intérieure qu’aucun lien affectif ne parvient à combler, se transforment en espaces carcéraux, d’autant plus violents qu’ils sont sans porte et sans barreaux. Seule la peur de l’inconnu enferre les protagonistes, reclus dans leur inquiétude et leur malaise, incapables de se rendre disponibles à de nouvelles sensations. Tout en le fouettant, Severin dit à Rob : « C’est dur de ne rien ressentir dans sa vie » et l’on ne sait si elle parle d’elle ou de lui, ou même de Sofia ou de James, dont les images apparaissent en alternance pendant la scène de flagellation. Enfermé dans la litanie de ses repères frustrants et oppressifs, personne n’ose franchir le seuil qui le libérera et tous s’attachent à la souffrance comme à leur croix de supplice.

Chacun porte une culpabilité dont la cause n’est jamais dévoilée dans le film et qui semble remonter à un temps si ancien que le principal concerné ne peut y revenir, même pas pour le mettre en mots. L’ancien maire de New York est le seul a pouvoir faire l’aveu de ce qui est la source de sa mauvaise conscience, peut-être parce que son grand âge lui donne le recul pour ne plus craindre ce qui lui faisait peur. Il dit à Ceth : « Tout le monde vient à New York pour se faire pardonner. Qu’avez-vous fait de mal ? Dites-moi, quel est votre péché ? Rien de grave, je suis sûr », lequel répond : « Qu’en savez-vous ? » et le vieil homme d’ajouter : « Eh bien... vous avez dû faire de votre mieux ». Ainsi, le film se construit sur l’idée d’un trauma individuel et fondateur, dont chacun doit porter la charge et qu’il faut dépasser pour s’épanouir et accéder au bonheur. Sofia voudrait connaître l’orgasme pour être « admise dans le club des femmes » ; James pense ne jamais pouvoir s’arracher à sa béance intérieure même avec l’aide de Jamie : « Je le vois tout autour de moi. Mais ça ne passe pas ma peau. Je n’arrive pas à me laisser pénétrer. Ça a toujours été comme ça. Et ça le sera toujours » ; Rob dit qu’il se sent « petit » aux côtés de sa femme : « J’ai l’impression de ne pas occuper l’espace, que ma bite n’est pas grosse pour toi. [...] Je ne ramène pas d’argent à la maison, je me sens inutile... [...] J’arrive pas à te faire jouir. Je ne peux pas te procurer d’orgasme ». Seul Jamie, dont la vivacité première pourrait être prise pour de la naïveté, semble être dans l’action et la volonté de progresser. À James, qu’il aime profondément, il dit : « Je sais que tu déprimes. J’essaie ». Comme une voie à suivre qu’il dessinerait pour les autres, Jamie introduit l’idée de l’effort, de la tentative, de l’acte orienté vers l’autre, vers l’extérieur, faisant de l’ailleurs l’espace de réalisation individuelle et posant le mouvement vers la rencontre comme principe de renaissance à soi et au monde.



Renaître à la plénitude

Ainsi, c’est l’apologie de la conjonction que propose le film par la voix de Jamie. Il est celui qui interroge, qui questionne, qui cherche la réactivité de son interlocuteur. Il accepte l’innovation que lui propose James en venant chercher un amant commun au Shortbus, il veut « passer un cap » comme il le dit à Sofia lors de leur séance thérapeutique, il se régale à l’idée de voir un documentaire de trois heures sur Gertrude Stein comme de chanter l’hymne dans le cul de Ceth. Son énergie désordonnée peut agacer mais elle est profondément dynamique et, même si elle ne parvient pas à entraîner James, elle propose une appréhension du quotidien qui refuse l’enlisement et la routine, en d’autres termes qui refuse le vide. À sa manière, Rob recherche la même chose quand il se plaint de ne pas avoir un sexe plus gros pour donner un orgasme à sa femme, il veut être un être qui emplit, qui occupe une place dans le corps comme dans l’esprit de quelqu’un. Ceth aussi comble le vide qui mine le couple des Jamie, avant de s’attacher à Caleb, il appartient à la catégorie des personnages dont le rôle est de combler les espaces affectifs, tout comme le couple magnifique qui aide Sofia à remplir son vide d’orgasme.

À l’opposé de ces personnages positifs et orientés vers les autres, on constate que James, Caleb, Sofia et Severin sont des êtres en creux, tournés vers leur espace intérieur, physique et/ou psychologique, qu’ils ne parviennent pas à remplir. Le jeu des rencontres offert par le Shortbus permet des accointances qui redessine les couples et fait que chacun trouve son inverse et son complément. Severin, maîtresse dominatrice dans son travail, se laisse aller à une crise de larmes lors d’une séance avec Rob qui l’apaise en la prenant dans ses bras, allongé sur elle : le jeu S/M s’arrête et le personnage dominant n’est plus la jeune femme, qui trouve en Rob une force à même de la protéger de ses angoisses et de combler le vide de ses bras (on peut être déçu par le fait que John Cameron Mitchell ne prenne pas le temps de montrer combien ces deux personnages sont susceptibles de s’accorder, de même le baiser entre Rob et Bitch ne semble pas se justifier après la scène avec Severin). Sofia, pour sa part, trouve dans le couple qui la fascinait le support suffisant pour échapper à cette peur récurrente de mourir qui l’empêchait d’accéder à l’orgasme : alors qu’un seul partenaire ne suffisait pas à refouler l’angoisse mortifère de ne pas être pleinement une femme, les deux membres d’un couple lui offre une protection presque physique, en l’entourant de leurs corps, qui efface le vide environnant.

De leur côté les garçons redéfinissent les liens qui les lient. Caleb, dont la vie n’a de sens que dans ce qu’il tire de l’observation des Jamie a en réalité une existence bien creuse, vide de tout lien affectif – il vit seul – ou social – il travaille chez lui. Son voyeurisme n’a d’autre sens que compensatoire et son existence s’organise exclusivement autour de son objet de pensée (et de regard). Son agressivité à l’égard de Ceth tient moins de la sauvegarde du couple qu’il surveillerait comme un ange gardien que de la préservation de sa raison d’être. Refuser qu’un tiers interfère dans la relation des deux amants surveillés revient à protéger sa raison de vivre et à entretenir le succédané qui lui tient lieu de vie. Le spectacle d’une quotidienneté observée au téléobjectif offre un subterfuge qui détourne de l’hic et nunc exsangue et vidé de tout sens. Seul Ceth semble pouvoir lui offrir une présence qui l’écarte de son dérivatif et le ramène à lui-même. Quant à James et Jamie, la fin du film révèle qu’ils se correspondent mais il leur manque longtemps l’élément déclencheur qui leur permettrait de comprendre ce qui les rend chacun indispensable à l’autre. Tous deux passent par une étape de mort symbolique qui se définit pour Jamie comme la conscience de la perte et pour James comme une découverte de sa propre nécessité. Trop proches pour bien se voir, il leur faut une prise de distance qui se matérialise par la largeur de le rue, de chaque côté de laquelle ils se regardent après la tentative de suicide de James. De plus, se trouve désormais entre eux le film de ce dernier que Jamie découvre sur l’ordinateur de la maison. La prise de conscience dépend du médium artistique et visuel qui leur fait revoir de l’extérieur leur histoire. James voit, de chez Caleb et sur l’écran métaphorique de la fenêtre, la détresse de Jamie esseulé et perdu, pendant que celui-ci voit la détresse solitaire de son amant par le film qui ouvre la voie vers son intériorité impossible à mettre en mots. Cette intrusion médiatisée, que souhaitait James, compense l’impossible intrusion physique qui n’a été rendue possible que dans les bras de Caleb, l’homme qui était déjà entré dans son intimité quotidienne. La béance s’inverse en plénitude, James se laisse remplir de la présence de Jamie et il n’est nul besoin de filmer une sodomie pour comprendre que les barrières se sont effondrées. Le retour du couple au Shortbus marque alors sa renaissance.

Il ne reste plus au film qu’à exacerber l’idée advenue du vide rempli en montrant la foule d’une parade joyeuse investir le cabaret et se réjouir collectivement en une communion débridée et juissive. Sofia y connaît enfin l’orgasme qui semble se métamorphoser en pure énergie lumineuse qui se déverse sur New York victime d’un blackout. Son plaisir sexuel devient une force altruiste qui associe et relie les autres êtres et instaure une union qui passe outre la frontière des corps. Comme l’expliquait une des lesbiennes du « Palais des chattes » qui décrivait son meilleur orgasme, celui de Sofia se fait « énergie créatrice dans le monde [qui] se mêl[e] à l’énergie des autres » et change la cacophonie de la réalité humaine en un espace-temps de paix. Si l’on peut voir, de manière un peu simplette, l’orgasme comme le fondement de la communication rétablie entre les êtres, il est assurément plus pertinent d’estimer que Shortbus redit la nécessité du voyage introspectif comme préalable à la résolution des conflits interpersonnels : la rupture de communication avec le monde extérieur et ses acteurs ne peut s’estomper qu’au prix de la réconciliation avec soi-même. À chacun de résorber la violence qu’il exerce contre lui-même, laquelle creuse un vide d’estime autodestructeur, et de se présenter au monde dans toute la plénitude d’une conscience apaisée de soi.