Les humeurs apériodiques de Bernard Alapetite
Remarque préalable : toutes les images de cette chronique sont cliquables pour être agrandies.
Mais ce Sascha Schneider n’a pas été que l’illustrateur de westerns choucroutes, dont la lecture à un âge tendre ne m’a pas laissé de grands souvenirs (il faudra néanmoins que je retourne voir du côté de Karl May, qu'il est sans doute bien réducteur de limiter à Winnetou), cela ne vaut pas les westerns cassoulets de Boussenard. L’artiste allemand a été bien autres choses.
Il est né à Saint Petersbourg où son père est imprimeur. La famille Schneider ne tarde pas à déménager à Zurich, puis à la mort du père à Dresde où le jeune Sascha fait ses études. En 1889 après le baccalauréat, il entre à l'Académie des Beaux-Arts de Dresde dont il sortira diplômé quatre ans plus tard.
Mais il sera déçu par l’Académie. Si elle offre un solide apprentissage des techniques artistiques, Sascha Schneider lui doit son remarquable “métier”, elle est totalement dépassée quant à l’esprit. Les jeunes étudiants de ces années quatre-vingt-dix ne se réclament pas d’une fin de siècle et de sa délectation morose de la décadence (ce qui est amusant, c’est aujourd’hui que Schneider est considéré comme l’artiste type fin de siècle en Allemagne, assez à tort à mon avis). Ils espèrent en un nouveau départ avec le 20e siècle. Ils veulent se libérer des contraintes artistiques découlant des conventions. En outre, ils sont à l’écoute des problèmes sociaux causés par les structures de la société.
Toutefois, Schneider ne prend pas le chemin d’une dénonciation directe de ces inégalités par une peinture naturaliste narrative. Il espère faire passer ses idées d’une manière plus intellectuelle dans ses tableaux. Néanmoins les titres de ceux-ci à cette époque ne laissent aucun doute sur son orientation politique d’alors, "Son destin" (1894), "L'anarchiste" (1894), "Sur la lutte" (1903), "Le despote" (1903)...
Il s’installe en 1893 dans son premier atelier à Dresde qu’il partage avec le peintre Richard Müller. Il a assez rapidement du succès, ses images sont largement diffusées, et il entame une brillante carrière de peintre dans la mouvance du cercle de Dresde formé autour de Max Klinger qui influence considérablement le jeune artiste. Il a parmi ses nombreux admirateurs Hermann Hess ; il n’est guère surprenant que l’auteur de Narcisse et Goldmund trouve son bonheur dans l’érotisme panthéiste de Schneider.
Le grand succès arrive sous forme de commandes pour de grandes peintures murales dans des bâtiments publics et privés à Florence, Leipzig, Jena, Weimar, Cologne, Dresde, Meissen...
En 1904, lorsqu’il fait la connaissance de Karl May, l’écrivain (homosexuel comme Schneider) est alors âgé de 62 ans et est menacé par un scandale sexuel. May demande à Schneider d’illustrer ses récits de voyages, Le Kurdistan sauvage, Le Rio de la Plata... Schneider pendant ce temps ne fait pas mystère de son homosexualité, ce qui aurait peut-être été difficile au vu de ses dessins... Il collabore dès le début à Der Eigene, la première revue gay, fondée par Adolf Brand en 1896. Il est à ce propos très surprenant que les gays studies ne se soient pas penchés sur le cas de Sascha Schneider. À ma connaissance, il a été complètement négligé. Chers lecteurs, si vous en savez plus n’hésitez pas à compléter mon article, qui malheureusement a bien des béances... On peut peut-être avancer que cet évitement a en partie pour cause le fumet nietzschéen et élitiste (sous l’influence d’Adolf Brand ?) qui se dégage, dans la deuxième moitié de sa carrière, de certaines de ses compositions et des petits textes qui les accompagnent.
En 1904, Schneider rejoint en tant que professeur l'école d'art de Weimar. Dans cette ville, il se fait construire un grand atelier où, dans les années suivantes, il réalise de nombreuses sculptures monumentales d'hommes et plusieurs grandes toiles.
La mort de May en 1912 signifie la fin d'une époque pour Schneider.
En 1908 son homosexualité le contraint à fuir en Italie, où l'homosexualité à l'époque était vécue en toute impunité. À Florence, il rencontre le futurisme radical et Theodor Däubler dont il se sent proche par les idées. Mais il ne peut que constater que son style pictural est très éloigné de ceux avec qui il partage certaines idées. Il fait également la connaissance du peintre Robert Spies avec lequel il voyage dans le Caucase. En 1914, il revient à Dresde où il habitera jusqu'à sa mort en 1927. Associé à un général et à un colonel, il y fonde “La force de l'art”, un institut de formation pour le corps et l'éducation dans la droite ligne des préceptes d’Adolf Brand.
La fin de la guerre déclenche chez Schneider une forte impulsion créatrice. Il en résulte un grand nombre de nouvelles œuvres. Mais dorénavant, il se tourne vers les maîtres anciens. Cette inclinaison surprend chez un artiste considéré jusque là comme moderniste et progressiste. La scène artistique officielle de la République de Weimar ne fait guère de place à Schneider, dont l'art symboliste parait obsolète. Entouré d'un cercle d'amis dévoués, il continue pourtant à travailler.
Après la fin du conflit, il fait de nombreux voyages. C’est d’ailleurs sur un navire qu’il décède à quelques encablures du port de Swinoujscie. A-t-il succombé à son diabète chronique ? A-t-il été empoisonné accidentellement par de l’eau polluée ? S’est-il suicidé pour échapper à la cécité, causée par le diabète, qui le menaçait ? On l’ignore. Sa tombe est au cimetière Loschwitz à Dresde.
La tombe de Sascha Schneider
Après un long purgatoire, l’oeuvre de Sascha Schneider a commencée à être redécouverte à partir de 1982 à l’occasion d’une exposition à Dresde du trio d'amis qu’étaient Sascha Schneider, Oscar Zwintscher et Hans Unger. Il faut malheureusement ajouter que de nombreuses œuvres de Schneider ont été détruites lors de l’anéantissement de Dresde, mais on peut cependant voir deux de ses sculptures dans le jardin du château de Dresde qui a miraculeusement échappé à la destruction. D’autres œuvres furent mal conservées à l’époque de la RDA...
Les dessins et la peinture de Schneider restent pour moi en partie mystérieux. Comment interpréter ses juxtapositions étranges d’éphèbes plus ou moins musculeux et de monstres dont certains sont plus près des entités extraterrestres que l’on voyaient sur les couvertures d'un pulps comme Astounding que des créatures sataniques de Dante. D’autant que bien peu se réfèrent à des mythes bibliques ou grecques. Ses mélanges d’anges, de démons et de muscles évoquent parfois l’art de William Blake. Je ne vois aujourd’hui que Fuchs pour endosser ce pan ésotérique de l’héritage de Schneider. Quant à ses illustrations de Winnetou, qui devraient dépeindre des Amérindiens, elles seraient plus aptes à orner le mur d'un salon de coiffure à Paris fin de siècle que les histoires de l'Ouest sauvage. Il n’en reste pas moins que son œuvre peinte possède une grande puissance et un charme maléfique et bizarre qui l’apparente aux visions d’un Fuseli ou d’un Bocklin.
L’artiste a accouché surtout de nombreux dessins d’un modelé généreux ; à n’en pas douter, Sascha Schneider était un grand connaisseur de l’anatomie... Cette partie de son œuvre s'est trouvée récemment un continuateur en la personne de Sacrevoir, et ce n'est pas un hasard si c'est à Berlin...
Il y a aussi une énigme quant au style des dessins de Schneider : certains pourraient presque être sortis de la main de Michel-Ange, alors que d’autres sont plus proches de la ligne claire de la bande dessinée réaliste franco-belge ou de certains travaux, peints à la même époque en France, par Boutet de Monvel.
Sa sculpture s’inscrit dans la tradition néoclassique et a la sensualité de celle d’un Paul Dubois et parfois préfigure la statuaire héroïque d’Arno Brecker.
Vous trouverez ici une extraordinaire galerie, presque exhaustive, des œuvres de Sascha Schneider mais les titres sont en russe.
Et là, un large choix des illustrations que Schneider a réalisées pour Karl May.