Fiche technique :
Avec
Hervé Chenais, Guillaume Quashie-Vauclin, Ilmann Bel, Sophie Blondy, Rémi Lange, Baptiste Lamy et Jacques Lange. Réalisation : Rémi Lange. Scénario : Hervé Chenais, Rémi lange et Guillaume Quashie-Vauclin, d’après une idée originale de Hervé Chenais. Musique : Jann Halexander. Durée : 50 mn. Disponible en VF.Résumé :
Hervé aime les mecs de 20 ans. Mais il n'est pas toujours facile de satisfaire ses désirs quand on est différent des modèles qui ornent les couvertures de magazines... Les choses vont-elles changer quand Hervé rencontre un beau mâle de 21 ans, "devotee" ?
L’avis de Philippe Barassat :
À l'heure où le festival de Cannes éteint ses derniers feux, à l'heure où de petits films de quelques millions d'euros gagnent la palme, où de plus gros remportent d'autres prix, à l'heure où l'on murmure que le cinéma se meurt, que le marché du jeu vidéo est en train de l'emporter en termes de loisirs, à l'heure où le club des treize clame haut et fort que le fossé devient un gouffre, à cette heure improbable où l'on voudrait que tout soit comme avant, alors que tout a changé, les paroles de Godard ou de Scorsese qui affirmaient qu'avec l'ère de la vidéo et du film fait maison, le cinéma se transformerait et de nouveaux auteurs naîtraient, ces paroles prennent un nouveau sens.
Certes la vidéo de plus en plus remplace la pellicule, sans détriment du spectacle, mais l'économie reste la même. Ce nouveau cinéma, tant promis, n'est pas un changement de technique. Il est un changement d'âme et de regard. Cette vidéo a ceci de miraculeux qu'elle permet enfin une rébellion qui n'était plus pensable. Non pas en imitant à moindre frais une cinématographie essoufflée –quelques millions d'euros, ce n'est pas beaucoup, cependant ça ne traîne pas dans la poche du premier venu – mais en permettant d'aborder d'autres sujets, de dire d'autres choses, de montrer d'autres images, bref de faire ce que les lois du marché ne permettent plus et sans doute ne permettront plus jamais. Un film peut se faire à la sauvette, et comme des œuvres interdites au siècle dernier, se vendre sous le manteau. Ce n'est pas l'argent qui prime alors, mais un autre regard sur le monde, et même, carrément, un autre monde.
Devotee (aux éditions Les films de l'ange, 25 euros le double dvd) raconte les amours d'un homme tronc. Faute de moyens, c'est aussi mal éclairé qu'un gonzo, et l'histoire filmée dans l'urgence de la vision est sûrement un peu bancale au final. Point de vue trucages, l'économie est résolue par la présence bien réelle d'un homme tout à fait tronc de nature, enfin presque, car ses moignons de jambes et de bras subsistent en permettant de nombreux jeux amoureux, régals du fétichiste attiré dans son antre. Car c'est bien à une rencontre du désir que nous convie le cinéaste Rémi Lange (Omelette, Les yeux brouillés). D'un côté un beau jeune homme, devotee – c'est ainsi que se nomment d'eux-mêmes ceux qu'attirent les êtres amputés – et de l'autre, l'objet du désir. On y découvre comment sans main ni bras, on peut se donner du plaisir, en donner aux autres, et d'autres choses tout aussi utiles, telles que taper à la machine, conduire une voiture, ou se faire un café. Ce docu-fiction aussi improduisible qu'indistribuable dans les circuits classiques, n'a pas seulement le mérite de nous rejouer Freaks, version porno mais soft (en effet pas de plan de pénétration moignon, il y a des limites au jeu de l'acteur !), mais de témoigner de quelque chose de totalement oublié : le monde ne ressemble pas à ce que nous en dit le cinéma non plus que la télévision. Il n'y ressemble pas, parce que ce monde est celui qu'autorisent les financiers, et que sa représentation même réaliste, n'est et ne peut être que le reflet d'une pensée argentée, soumise au compromis et à son industrie.
Bien sûr on peut rester pantois devant le spectacle et lui reprocher ses multiples défauts. Il n'en demeure pas moins que des images jamais encore vues s'y révèlent et nous parlent et nous surprennent et nous hantent. Petit à petit, devant l'évidence du regard de Rémi Lange, les préjugés tombent, l'amour monstrueux nous parait possible, et lorsque le "monstre" proteste de n'avoir été qu'objet de désir dans cette relation, tout s'inverse et fait question. Car ici, ce n'est plus le beau jeune homme qui est l'homme objet mais l'amputé et son discours MLF ancienne génération surgi de nulle part, provoquant notre agacement, nous renvoyant aux ténèbres de nos certitudes : mais pour qui se prend-t-il celui-là, ce demi homme, de protester alors qu'avec sa gueule, et son corps, il devrait remercier le bon Dieu de s'être tapé un mec comme ça !
Bien sûr le gars n'est pas forcément sympathique – ras le bol des bons handicapés de cinéma toujours gentils et autres Mimie Mathy trop bonnes fées ! –, bien sûr cette relation n'est pas totalement bouleversante et le scénariste s'en sort davantage par une pirouette que par une morale, mais qu'importe, ce film nous renvoie à l'essence même du cinéma, sa vocation première : montrer ce que nul n'a vu, faire vivre ce que nul n'a vécu. Et tant pis si les moyens – techniques, financiers et autres – n'y sont pas.
Ou peut-être tant mieux.
Car les cinéastes de demain ou d'aujourd'hui devront de plus en plus choisir, entre avoir les moyens de faire un film, ou faire un film sans moyen. Entre faire du cinéma ou vivre du cinéma. Entre les deux, le fossé est un gouffre et la radicalisation extrême (sans subvention, ni chaînes, sans salaire non plus, et donc de fait dans l'illégalité) est une solution parmi d'autres, une solution qui entraîne des genres nouveaux, des regards nouveaux, des films nouveaux, jamais faits jamais vus, comme au bon vieux temps de la naissance de l'art, avec ses maladresses et ses fulgurances.
Aujourd'hui, le cinéma ne meurt pas, il naît.
Devotee n'est sûrement qu'un exemple parmi d'autres. Reste à trouver sur la Toile ces autres films, films d'aujourd'hui ou de demain, mais pas d'hier, ces films qui, grâce à ce moyen économique de la vidéo, n'auraient pu se faire avant, qui n'appartiennent encore à aucun marché, et qui pourtant sont là, et font à leur façon la nique au système. Qu'on ne pleure plus donc sur la mort tant de fois annoncée du cinéma. Devotee, l'amoureux des estropiés, des amputés, des abîmés, est là et lui redonne, à sa façon – d'amputé, d'abîmé, d'inabouti cinématographique – corps et vie nouveaux.
De l'autre côté du gouffre, tout est à venir, les monstres nous font signe.
(Merci à toi, Philippe, pour ta gentillesse et ton autorisation) Pour plus d’informations :
Le site du film