Le coming-out de Cocteau

Publié le 18 juillet 2008 par Nico81

Certains textes anonymes camouflent des secrets de Polichinelle. Il en va ainsi d'un mystérieux opuscule, paru en 1928. Tiré à 31 exemplaires, Le Livre blanc s'ouvre sur ces mots: «J'ai toujours aimé le sexe fort, que je trouve légitime d'appeler le beau sexe. Mes malheurs sont venus d'une société qui condamne le rare comme un crime et nous oblige à réformer nos penchants.» Une telle assertion ne manquait pas d'audace à une époque où André Breton écrivait, dans sa Révolution surréaliste: «J'accuse les pédérastes de proposer à la tolérance humaine un déficit moral et mental qui tend à s'ériger en système et à paralyser toutes les entreprises que je respecte.» Mais qui était donc le géniteur du sulfureux Livre blanc? Un indice est fourni par les illustrations montrant de jeunes Adam, nus et musculeux, aux airs de personnages mythologiques, dans des postures naïves ou lascives.

Il n'est pas difficile d'y reconnaître la patte de Jean Cocteau, qui brouillait toutefois les cartes dans la préface de la deuxième édition, en 1930: «Mais, quel que soit le bien que je pense de ce livre - serait-il même de moi - je ne voudrais pas le signer, parce qu'il prendrait forme d'autobiographie et que je me réserve d'écrire la mienne, beaucoup plus singulière encore.» Pourtant, la vie du narrateur du Livre blanc n'est guère éloignée de celle de Cocteau...

Il évoque en effet librement sa découverte de la beauté masculine et confesse, par exemple, la vision qu'il a eue, enfant, d'un jeune commis de ferme dans le plus simple appareil ou d'un splendide élève du lycée Condorcet. Un certain Dargelos... Ce nom est bien connu des lecteurs de Cocteau, puisqu'on retrouve cet éphèbe «à la virilité très au-dessus de la moyenne» dans Les Enfants terribles. Si, dans la réalité, l'adolescent qui servit de modèle à Dargelos multiplia les prix d'excellence, l'écrivain préféra, sur le papier, le transformer en cancre sublime. «Il a fait de Dargelos un canon à la fois inaccessible et violent qui correspondait à son masochisme érotique, précise Claude Arnaud, auteur d'une biographie de référence. Celui-ci représentait cette force brute que Cocteau désirait, car il ne la possédait pas.»

L'auteur de Thomas l'imposteur n'hésita pas non plus à faire de son amant du moment, Jean Desbordes, un personnage de fiction, empruntant également des traits à son grand amour disparu, Raymond Radiguet. En 1927, Cocteau était une vedette du Tout-Paris littéraire. Il s'exila pourtant à Chablis, dans l'Yonne, avec Desbordes, alors âgé de 21 ans. Là-bas, chacun des deux écrivit - un essai poétique intitulé J'adore (qui paraîtra chez Grasset en 1928) pour l' «apprenti», et Le Livre blanc pour le «maître». La silhouette interlope de Maurice Sachs - éditeur du Livre blanc - passe aussi, de temps à autre, dans l'ouvrage...

Parallèlement, Cocteau prit des libertés avec son histoire familiale. Dans Le Livre blanc, le narrateur vit avec son père - aux tendances homosexuelles - après la mort de sa mère. Dans les faits, le père de Cocteau se suicida tandis qu'il n'avait que 9 ans et sa mère vécut jusqu'en 1943. La présence maternelle serait-elle la cause du refus de Cocteau de revendiquer son Livre blanc? «La raison est moins sociale que familiale, analyse Claude Arnaud. Peut-être n'a-t-il pas voulu agresser directement sa mère en assumant ouvertement sa vie homosexuelle.»

Cocteau aurait-il manqué de courage? C'est l'avis de Dominique Fernandez, qui a préfacé l'édition en Livre de poche: «Gide, lui, a assumé de son vivant la publication de Corydon!» Mais Claude Arnaud nuance cette prétendue lâcheté: «Il vivait son homosexualité sans la cacher, avec les codes de l'époque. Outre Le Livre blanc, Cocteau a toujours évoqué le sujet, de manière contournée, par exemple à travers l'inceste.» Selon l'écrivain et cinéaste Alain Fleischer, il faut même voir La Belle et la Bête sous cet angle de l'amour «interdit». «Lorsque, à la fin, Josette Day voit la Bête se transformer en prince, on sent une déception sur son visage. C'était l'anormalité de la Bête qui l'attirait.»

Avec Le Livre blanc, Cocteau a posé un jalon de la littérature gay. Si certaines pages annoncent Jean Genet (citons les deux dernières phrases, dignes des Paravents: «Mais je n'accepte pas qu'on me tolère. Cela blesse mon amour de l'amour et de la liberté»), il a fallu - selon Dominique Fernandez - attendre 1953 avant de retrouver une telle liberté de ton, avec L'Age d'or, de Pierre Herbart. «C'est le premier récit, depuis Le Livre blanc, à évoquer des amours garçonnières sans la moindre précaution morale ni aucune vision pessimiste de l'homosexualité.» Mais la postérité du Livre blanc est parfois là où on ne l'attend pas: lors d'une réédition, en 1983, Patrick Modiano signa une préface enthousiaste à ce livre «charmant et sentimental». Il y a pire «héritier» que l'auteur d'Un pedigree.

Source : l'Express