par Stéphane RIETHAUSER
6. Angleterre : de la société secrète Les Apôtres au mouvement scout
De l'Espagne, volons vers les Iles britanniques, où dans les années 1910-1914 plusieurs personnalités se retrouvent lors des réunions de la société d'étudiants homosexuels secrète Les
Apôtres à Cambridge : John Maynard Keynes (1883-1946), le célèbre économiste, qui sera gouverneur de la Banque d'Angleterre et participera à la création de la Banque mondiale en 1944 ;
les écrivains Lytton Strachey (1880-1932), et E.M. Forster (l'auteur du fameux Maurice, écrit en 1914, mais pas publié avant sa mort en 1971,
adapté au cinéma par James Ivory dans les années 1980), également membres du Groupe de Bloomsbury avec Dora Carrington et Virginia Woolf ; le peintre Ducan Grant, ou encore Ludwig
Wittgenstein, ainsi que Rudyard Kipling (1865-1936) l'auteur du Livre de la Jungle. En 1888, Kipling part faire le tour du monde avec son amant Walcott Starr. A la mort de ce
dernier, il épouse sa sœur et devient père de famille. C'est dans ses livres que Kipling assume sa pédérastie, transmettant son amour pour le jeune Mowgli à un public adolescent.
Ducan Grant et
John M. Keynes
Sir Baden Powell
Couronné du Prix Nobel de Littérature en 1907, Kipling aura une grande influence sur son ami Sir Robert Baden-Powell (1857-1941), le fondateur du
scoutisme. Baden-Powell est colonel de l'armée coloniale britannique et combat les Boers en Afrique du Sud. Assiégé dans la ville de Makefind, il a l'idée d'utiliser des gamins comme
éclaireurs (en anglais "scouts") pour transmettre des messages à ses troupes ou pour monter la garde. Beaucoup de jeunes garçons seront tués en mission. On peut penser que Baden-Powell
avait parfois des motifs autres que militaires pour recruter ses éclaireurs. D'anciens scouts ont témoigné de sa pédérastie. L'Angleterre va faire un triomphe à l'idée du scoutisme, qui
naît en 1908 et qui va rapidement devenir internationale.
En France, c'est l'Eglise catholique qui crée la Fédération des Scouts de France. Baden Powell puise dans Le Livre de la Jungle les thèmes majeurs du scoutisme : la vie de camp en plein air, ou l'art de suivre une piste. Beaucoup l'ignorent, ce mouvement qui rassemble des millions de jeunes gens a été fondé par un homme qui aimait les garçons et qui n'a jamais eu d'aventures féminines, même s'il s'est marié sur le tard pour faire taire les rumeurs qui circulaient sur son compte.
7. Vienne : Les désarrois de l'élève Törless de Robert Musil
En Autriche, en 1906, Robert Musil (1880-1942) n'a que 26 ans lorsqu'il publie Les désarrois de l'élève Törless. Issu d'une vieille famille de
fonctionnaires et d'officiers autrichienne, Musil s'exile en Suisse dès 1938. Il meurt à Genève sans avoir pu achever sa plus grande entreprise : L'homme sans qualité. Son roman Les désarrois de l'élève Törless a pour cadre dans une académie militaire de
Galicie et raconte l'éveil à la conscience de Törless à travers des désarrois intellectuels, moraux et charnels. Un groupe de trois collégiens complote et torture un autre camarade.
Törless, le plus passif et tourmenté des tortionnaires, se laisse attirer par Basini, la victime du chantage. Ce dernier se laisse aller à des actes avilissants et humiliants mais
séduit finalement étrangement Törless. L'homosexualité est le vice dépravant, ou la cause refoulée de la perversité tortionnaire des trois garçons Törless, Reiting et Beineberg. Elle
est l'anomalie dégoûtante confinée au plus vif secret, certes, mais aussi un moyen pour Törless de lever un voile et d'entrevoir le côté obscur, silencieux et cosmique de la vie. La
façon dont Musil a intégré le thème de l'homosexualité et les fonctions qu'il lui assigne sont révélatrices des vues de l'époque sur l'homosexualité dans la société autrichienne. Dans
une lettre qu'il écrit à un critique à propos du succès de son livre, dont on a retrouvé le brouillon dans son journal intime, Musil s'explique sur le choix de l'homosexualité : "Je
ne veux pas rendre la pédérastie compréhensible. Il n'est peut-être pas d'anomalie dont je me sente plus éloigné. Au moins sous sa forme actuelle. (...) Les belles études des
psychiatres français, par exemple, me suffiraient pour comprendre, revivre, et me semble-t-il, recréer n'importe quelle anomalie aussi bien que celle, relativement courante, que j'ai
choisie."
Robert Musil
Adolf Brand
8. Allemagne : l'amour des garçons
En 1896 paraît le premier numéro de Der Eigene, la première revue homosexuelle au monde. A l'origine de cette publication, Adolf Brand (1874-1945), un jeune éditeur qui se
démarque des théories du troisième sexe de Hirschfeld et fait clairement l'apologie de la pédérastie. Der Eigene paraîtra de manière irrégulière à cause des difficultés
financières de Brand, et surtout à cause de ses tracas avec la justice. Malgré de nombreuses saisies effectuées par la police et ses multiples condamnations pour diffusion d'écrits
immoraux, Adolf Brand publiera Der Eigene jusqu'en 1931, victime de la crise économique et de la montée du nazisme.
En 1906, le poète allemand Stefan George (1868-1933) publie un recueil de poèmes intitulé Maximin, nom qu'il donne au jeune éphèbe dont il est complètement épris, qu'il nomme "ange à figure humaine, prêtre de la beauté, symbole de Dieu". En 1928, il publiera un recueil de poème Das Neue Reich, qui est récupéré par la propagande nazie en raison de son titre. Mais George n'était pas antisémite et s'exile. Stefan George était l'ami d'Otto Weiniger, tout comme l'était Hans Blüher (1888-1955), un jeune homme qui manque de se faire renvoyer de son collège parce qu'il aime trop ses camarades, et qui est recueilli par Karl Fischer, l'homme qui dirige "Vandervogel", une confrérie qui s'affranchit des règles religieuses et morales traditionnelles et parcourt le monde sac au dos. Dès 1905, Blüher va développer le mouvement avec l'aide de Wilhen Jansen (1866-1943), un amateur de garçons notoire héritier d'une grosse fortune. La culture de l'association "Vandervogel" s'épanouit librement et comptera près de 25'000 membres jusqu'à l'irruption du scandale Eulenburg. Après la Guerre, le livre de Blüher L'érotisme dans la société mâle sera interdit sous la République de Weimar. Au contraire de ceux de Hirschfeld, ses ouvrages ne seront pas brûlés par les nazis, peut-être à cause de son antisémitisme.
Photo V. Gloeden
Au tournant du siècle, le Baron Wilhelm Von Gloeden (1856-1931), un aristocrate allemand exilé en Sicile, devient très à la mode avec ses photographies
de jeunes éphèbes savamment dénudés. Il sera le précurseur des photographes érotiques et vendra des milliers de cartes postales dans toute l'Europe. Fritz Krupp, tout comme le
secrétaire du roi d'Angleterre Edouard VII, sont de bons clients de Von Gloeden. A sa mort, il léguera plus 3'000 plaques de négatifs à son jeune modèle préféré, Pancrazio Bucini. La
moitié de ces plaques seront détruites par les nazis, qui feront un procès posthume à Von Gloeden pour "obscénité". Suite à l'affaire Eulenburg, certaines oeuvres sont déclarées
immorales.
John Henry Mac Kay (1864-1933), de mère allemande et de père écossais, qui a publié en allemand Die Anarchisten en 1885, voit ainsi ses ouvrages bannis en 1909. Plus tard, en 1926, il publiera son autobiographie Der Puppenjunge qui relate la vie des prostitués à Berlin dans les années 1920. Mac Kay est aussi l'auteur des Livres sur l'Amour qui n'a pas de nom (Die Bücher der Namenslosenliebe) sous le pseudonyme de "Sagitta".
9. Russie : le premier roman homosexuel
En Russie, l'auteur Mikhaïl Kuzmin publie en 1906 ce qui peut être considéré comme le premier roman mettant en scène ouvertement des homosexuels:
Les Ailes. Le livre de Kuzmin est révolutionnaire dans la mesure où il transcende le phénomène en ne l'abordant plus comme un problème. Kuzmin est interdit de publication
en 1929. Son amant est exécuté par le pouvoir stalinien. Lui-même meurt en 1936, à la veille d'être déporté.
Mikhaïl Kuzmin
10. Mort à Venise : Thomas Mann ou l'amoureux malheureux
En 1903, Thomas Mann (1875-1955) n'a que 28 ans lorsqu'il publie Tonio Kröger, un récit qui narre les aventures d'un jeune homme d'origine
bourgeoise à l'esprit tourmenté. Dans sa correspondance publiée en 1955, l'année de sa mort, Thomas Mann précise que l'histoire d'amour entre Tonio Kröger et son camarade de classe
Hans Hansen est autobiographique.
En 1912, il publie Mort à Venise. Le célèbre roman, adapté par Visconti au cinéma en 1972, raconte l'histoire du docteur Aschenbach qui tombe
amoureux du bel adolescent Tadzio sur les plages du Lido vénitien. Enfermé dans ses désirs inassouvis, ne trouvant d'issue à son amour, Aschenbach préfère se laisser tuer par
l'épidémie de choléra qui sévit à Venise plutôt que de retourner en Allemagne.
Thomas Mann
Comme beaucoup d'autres, Thomas Mann rejette son homosexualité et n'a consommé ses désirs qu'à peu de reprises. Il se marie à une riche héritière de la
haute société en 1905 qui lui donnera six enfants, dont l'aîné, Klaus Mann, deviendra aussi écrivain. Ce dernier vivra son homosexualité beaucoup plus ouvertement que son père et
s'engagera ouvertement contre les persécutions nazies.
Prix Nobel de littérature en 1929, Thomas Mann a détruit tous ses carnets intimes jusqu'en 1918, mais il confesse ses attirances érotiques dans ses Notes quotidiennes du soir à
n'ouvrir que vingt ans après ma mort. Il devient impuissant avec sa femme et a quelques aventures avec de jeunes garçons lorsqu'il a passé quarante ans. A l'image de son héros le
docteur Aschenbach, Thomas Mann représente le type de l'homosexuel solitaire et malheureux, reclus dans son placard.
Le jeune Tadzio et le Dr Aschenbach
Mort à Venise, réal. L. Visconti, 1972
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NOTA BENE: les ouvrages utilisés pour ce travail sont répertoriés dans la bibliographie
Ce travail est l'oeuvre de Stéphane Riethauser. Il sera publié en 14 parties sur le blog Les Toiles Roses avec son autorisation. Qu'il en soit chaleureusement remercié. Stéphane est joignable sur le site de lambda éducation
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