par Stéphane RIETHAUSER
4. La montée du national-socialisme et le début de la persécution
Dans les années d'après-guerre, beaucoup de gens, amers de la défaite allemande (1,7 million de morts, 4 millions de blessés), ont commencé à chercher des explications à la déroute de l'armée du Kaiser. L'affaire Eulenburg était encore dans les esprits, et les boucs émissaires étaient tout trouvés : aux côtés des Juifs, les homosexuels étaient eux aussi responsables du déshonneur du pays. L'inflation galopante et la crise économique font que de nombreux groupes paramilitaires se forment, tous plus extrémistes les uns que les autres. Si d'un côté l'émancipation homosexuelle s'accroît en Allemagne, de l'autre un nouveau mouvement s'affirme avec toujours plus de vigueur et de brutalité : le national-socialisme. Les chemises brunes et les croix gammées se font de plus en plus visibles dans le pays et s'en prennent à des minorités choisies : en particulier les juifs et les homosexuels.
En 1921, Magnus Hirschfeld est agressé par une bande nazie à la sortie d'une conférence à Munich. Il est roué de coups et laissé pour mort dans la rue. A Vienne, le 4 février 1923, un groupe paramilitaire d'extrême droite attaque une réunion d'homosexuels à laquelle participe Hirschfeld. Les sympathisants nazis tirent sur le public et blessent des dizaines de spectateurs.
Jeunesses hitlériennes
De manière de plus en plus virulente, les nazis font entendre leur point de vue, en affirmant que Berlin est devenue un centre de dépravation et de corruption, une ville contrôlée par les Juifs et les pervers. L'Institut de Hirschfeld est assimilé à une maison de prostitution, une boîte de travestis et à un centre de pourriture et de débauche.
Une sordide affaire criminelle va saper le travail de Hirschfeld et durablement marquer les esprits : en 1924 est arrêté à Hanovre Fritz Haarmann, un homosexuel qui avoue pas moins de 127 meurtres de jeunes hommes. Haarmann était un déséquilibré mental qui découpait ses victimes en morceaux. La presse en fait immédiatement un démon et il en résulte un violent regain de haine contre les homosexuels parmi le public. Véritable désastre pour les efforts de dépénalisation de Hirschfeld, l'affaire Haarmann va réinstaurer en quelques jours dans les esprits populaires des préjugés négatifs sur les homosexuels.
Malgré cette néfaste affaire, Hirschfeld poursuit sa lutte politique année après année. Mais le parti national-socialiste prend du poids et s'attaque aux efforts du docteur berlinois. Juif, socialiste et homosexuel, il est le bouc émissaire rêvé. Lorsqu'en 1929, juste avant la crise économique, Hirschfeld est sur le point d'obtenir enfin l'abrogation du §175 après avoir réuni une commission parlementaire formée par les Sociaux-démocrates et les Communistes ayant voté en faveur de la dépénalisation, le journal officiel de Hitler, le Völkischer Beobachter, écrit : "Nous vous félicitons, Monsieur Hirschfeld, de votre victoire au Parlement. Mais ne croyez pas que nous Allemands allons tolérer ces lois un seul jour après notre arrivée au pouvoir. Parmi les nombreux mauvais instincts de la race juive, il y en a une de particulièrement pernicieuse qui a à voir avec les relations sexuelles. Les Juifs font la propagande des relations sexuelles entre frères et sœurs, entre hommes et animaux, et entre hommes et hommes. Nous les Nationaux-Socialistes nous les démasquerons et les condamnerons bientôt par la loi. Ces efforts ne sont que de vulgaires crimes pervers et nous les punirons par le bannissement et la pendaison." A la fin de 1929, juste après le crash boursier, le parti National-Socialiste rafle 107 sièges au Reichstag et empêche toute réforme légale. Les nazis ne tarderont pas à mettre leurs menaces à exécution.
Le 30 janvier 1933, Hitler accède à la Chancellerie. Le 23 février, soit trois semaines après leur prise de pouvoir, les nazis déclarent les associations et les publications homosexuelles illégales. Les bars homosexuels de Berlin sont fermés par la police. Le 7 mars, Kurt Hiller, le directeur de l'Institut pour la Recherche sexuelle est arrêté et déporté au camp de concentration de Oranienburg.
Le 6 mai 1933, l'Institut pour la Recherche Sexuelle de Hirschfeld est vandalisé par les jeunesses hitlériennes. Venus par dizaines dans des camions, accompagnés par une fanfare pour ameuter la foule, les jeunes nazis détruisent tout ce qu'ils peuvent. Deux jours plus tard, 20'000 livres et des milliers de photographies sont brûlés lors d'une cérémonie publique sur la place de l'Opéra. Le buste de Hirschfeld est brûlé, ainsi qu'un portrait de Freud.
Berlin, 6 mai 1933
Par chance, Magnus Hirschfeld se trouve en tournée à l'étranger lors de l'accession au pouvoir de Hitler. Impuissant, il assiste à la destruction de son institut depuis la Suisse. Il ne reviendra jamais en Allemagne. Quelques temps plus tard, il s'installe à Nice et œuvre à la mise sur pied d'un centre similaire à son Institut pour la Recherche Sexuelle. Mais une déficience cardiaque l'emporte en 1935, le jour de ses 67 ans, après avoir, selon ses comptes, mené durant sa vie plus de 30'000 entretiens privés. Travailleur acharné, Magnus Hirschfeld cumule plus de 200 ouvrages, articles, pamphlets, livres, et études sur le thème de la sexualité.
Le nom de Magnus Hirschfeld apparaît plus de 70 fois dans ce travail. Mais il est surprenant de constater qu'il ne figure nulle part dans le Grand Larousse Encyclopédique, ni dans le Robert des noms propres, ni dans aucune autre encyclopédie, et qu'il est régulièrement oublié dans les ouvrages d'histoire traitant de cette période. Un homme qui a eu en son temps une renommée mondiale, et qui a à son actif certainement la carrière la plus impressionnante dans le domaine de la sexologie et de l'émancipation homosexuelle. Par contre, on trouve dans ces encyclopédies les noms de Gustav Hirschfeld, archéologue allemand né en 1817, Ludovic Hirschfeld, médecin polonais né en 1815, ou encore Christian Hirschfeld, naturaliste danois né en 1742.
5. La Suisse, dernier bastion de liberté pendant la dictature nazie
Faisant honneur au précurseur Heinrich Hössli, et se calquant sur le modèle berlinois, la Suisse alémanique est à partir de 1922 le théâtre de plusieurs initiatives visant à organiser les homosexuels entre eux et à lutter contre l'homophobie, bien que ce vocable n'existe pas encore. Après plusieurs revers, le Schweizerische Freundschafts-Bewegung (Mouvement suisse de l'amitié) est créé à Bâle et Zurich en 1931. Une fois n'est pas coutume, c'est une femme, Anna Vock (1885-1962), connue sous le pseudonyme de Mammina, qui est à la tête de l'association, dont sont membres de nombreuses lesbiennes. Une originalité sans doute due au fait que la plupart des cantons suisses, à l'inverse des autres États européens, punissent également les relations entre femmes.
Karl Meier
Peu après, l'organisation est rebaptisée Schweizerische Freundschafts-Verband (Association suisse de l'amitié). Le Damenclub Amicitia et l'Excentric-club de Zurich y participent, et ensemble ils lancent le premier magazine homosexuel de Suisse : Das Schweizerische Freundschafts-Banner (La Bannière de l'amitié), qui paraît le 1er janvier 1932.
En 1934, l'acteur Karl Meier, dit Rolf (1897-1974), apprend l'existence de la revue. Très vite, il s'y implique et publie de nombreux articles. Au fil des ans, les lesbiennes se retirent de l'organisation, et Karl Meier en devient le président, faisant de l'Association suisse de l'amitié un groupe entièrement masculin. En 1937, le journal est rebaptisé Menschenrecht (Droit de l'homme), avant de prendre son nom définitif en 1942 : Der Kreis (le Cercle). Karl Meier assure sa publication sans interruption pendant que la guerre fait rage alentour.
Le magazine a un petit nombre d'abonnés choisis, répartis dans de nombreux pays. Une édition en français paraît en 1943, et une en anglais en 1952. Der Kreis est la revue gay la plus influente au niveau mondial jusqu'à ce que sa publication cesse, en 1967. Ecrasé par la barbarie nazie, le mouvement d'émancipation homosexuelle allemand se retranche à Zurich durant les années 1930. Terre d'asile pour Magnus Hirschfeld de 1932 à 1933 et pour de nombreuses autres personnes, la Suisse est le dernier bastion de (relative) liberté pour les homosexuels pendant la Seconde Guerre mondiale et devient - par défaut - pour un temps le centre européen du mouvement de libération homosexuelle. Un mouvement pourtant encore bien timide et confiné à une quasi-clandestinité.
Der Kreis
*****
NOTA BENE: les ouvrages utilisés pour ce travail sont répertoriés dans la bibliographie
Ce travail est l'oeuvre de Stéphane Riethauser. Il sera publié en 14 parties sur le blog Les Toiles Roses avec son autorisation. Qu'il en soit chaleureusement remercié. Stéphane est joignable sur le site de lambda éducation
Lire le précédent billet : cliquez ici.